Jardin de fleurs antiques
Robert Brasillach (1909-1945) a eu moins de chance que Louis-Ferdinand Céline. Tous deux éructèrent leur haine du Juif, appelant explicitement à en purger le monde, mais seul Brasillach paya d'une exécution son attachement à cette opinion et au nazisme. Céline, en dépit de sa férocité, mourut dans son lit en 1961.
Cette disparité de destins tient en partie aux circonstances : De Gaulle refusa de grâcier Brasillach (probablement pour des motifs de tactique politique), malgré la foule d'appels à la clémence émanant d'intellectuels de premier rang. Quant à Céline, on savoure toujours aujourd'hui le malaise oppressant et tenace qui s'empare des sectateurs de son oeuvre littéraire lorsqu'ils doivent assumer leur admiration en dépit des haines antisémites qui ont rendu célèbre leur idole.
Brasillach, c'est certain, a moins bouleversé la littérature de son temps ; formé à l'école classique des humanités littéraires, il use d'un langage assez tenu, mais assez commun dans la sphère des écrivains de son temps. Rien qui puisse être comparé à la bombe littéraire que représenta l'oeuvre de Céline.
Brasillach a hérité de ses années de formation un amour des lettres antiques qui l'a conduit à composer cette « Anthologie de la Poésie Grecque », une des rares qui existe sur le marché grand public (si l'on excepte « La Couronne et la Lyre », de Marguerite Yourcenar). Brasillach présente un florilège des poètes grecs, des origines de la langue grecque jusqu'au VIe siècle de l'ère chrétienne.
C'est un véritable jardin de fleurs antiques, auquel on peut évidemment reprocher d'omettre certaines pièces (mais n'est-ce pas le principe même de l'anthologie ?).
Chaque poète (ou poème, car beaucoup sont d'auteur inconnu) est précédé d'une très brève notice, qui en souligne surtout l'intérêt littéraire. Brasillach effectue des choix de traduction parfois déroutants, selon ce qu'il traduit :
• parfois de très longs vers assonancés, dépassant de loin la dimension de l'alexandrin, qui est devenu la principale référence de versification aux yeux de notre époque, où l'enseignement des Lettres est ravalé au rang de Mc Do culturel.
• parfois, les adorables petites pièces élégiaques et épigrammatiques requéraient évidemment un mètre plus court, dont le traducteur se tire bien.
• plus curieux : Brasillach, qui nous habitue à un niveau de langue assez soutenu, se permet parfois l'usage de mots plus familiers, qui détonnent sur le contexte. Cela aide parfois à la rime, certes. Certaines pièces sont intégralement traduites en langage « populaire », comme les « Mimes » d'Hérondas, censés être transposés « en style de cabaret montmartrois » : qui se rend compte aujourd'hui de ce que cela veut dire exactement ? La traduction a ici bien vieilli. On n'a rien contre, mais ce langage nous rappelle que Brasillach n'est plus un contemporain.
Qu'en résulte-t-il pour la beauté de la poésie traduite ?
• Les longs vers assonancés conviennent bien aux poèmes homériques, sans cesse gonflés d'épithètes et de métaphores grandioses et prolongées, et ces gros rouleaux épiques frappent à la lecture comme le ressac de l'océan. L'isolement de certains passages permet mieux de se rendre compte du raffinement poétique qui en a permis l'écriture, comme une scène de nuit dans l' « Iliade », ou l'argumentation développée de quelque lamentation (d'Achille ou de Priam, par exemple). Dans l' « Odyssée », beaux extraits exprimant une communion mystique du navigateur, de son navire, de la mer et des étoiles qui veillent sur lui. Pour les gestes gracieux de Nausicaa, les vers se raccourcissent opportunément et suggèrent fraîcheur et simplicité. Bref poème évoquant les deux portes du songe, l'une de corne, et l'autre d'ivoire d'éléphant.
• La « Théogonie » d'Hésiode offre une belle généalogie de dieux et de démons, hésitant entre l'allégorie et le respect sacré : on peut y puiser à la source de la formation du sentiment religieux. Mais Hésiode, c'est surtout la saveur concrète de la simple vie quotidienne du paysan laborieux. Les « Géorgiques » ne sont pas loin.
• Puis se succèdent quelques poètes guerriers, dont l'esthétique juvénile et héroïque a pu séduire un traducteur pas très loin d'aimer celle d'Arno Breker... Simonide de Kéos est l'auteur de la célèbre épitaphe des guerriers morts aux Thermopyles.
• De gracieuses chansons, aussi naïves que les comptines enfantines .
• La poésie amoureuse est richement représentée : Mimnerme, qui conseille d'aimer avant la vieillesse, tout comme le délicieux Anacréon, gracieux comme la poésie de la Renaissance, ainsi que Théognis et Pindare ; Sapphô, dont les passions de braise pour les filles cèdent souvent la place à un regret des amours enfuies. Belle scène érotique chez Chérémon. Les charmantes idylles de Théocrite sont à l'origine de tout un courant bucolique qui, à travers Moschos et Bion, continuera de s'épanouir sous la Renaissance. Méléagre nous a laissé quelques pièces charmantes, qui ne parlent pas toutes de l'amour des garçons. L' « Anthologie Grecque » contient de brèves épigrammes d'une délicieuse audace amoureuse, et d'un fatalisme funéraire qui clôt le bec. Et la nuit d'amour de « Héro et Léandre », de Musée, est enflammée de passion et d'érotisme. Enfin, Paul le Silentiaire, dont le nom rappelle qu'après l'amour, il n'est plus rien.
• Les grands du théâtre sont abordés :
o Eschyle : dont la prophétie de Cassandre et le Chant des Erynnies envoûtent par leur caractère incantatoire, proche de la possession monomane ; et la vindicte de Prométhée contre la divinité qui l'opprime constitue un résumé de la volonté de puissance occidentale.
o Sophocle, cité dans de superbes passages : l'aveuglement d'Œdipe, l'éloge de l'Homme, les adieux d'Antigone et les plaintes d'Electre.
o Euripide, qui émeut dans les adieux d'Alceste, les méditations meurtrières de Médée, l'oraison funèbre d'Astyanax, le sacrifice de Polyxène, les supplications d'Iphigénie ;
o Aristophane, où l'obscénité, difficile à traduire en langage « actuel » (le langage sexuel se renouvelle rapidement), donne lieu à de savoureuses invectives ; mais aussi l'appel célèbre des oiseaux, convaincant entre poésie aérienne et farce, voire théogonie.
• D'intérêt plus documentaire :
o les poésies politiques de Solon, qui défendent les réformes décidées par lui à Athènes (ce qui ne l'a pas empêché d'aimer les garçons) ;
o les « Vers d'Or » de Pythagore (conseils philosophiques) ;
o Xénophane, qui se rit de l'anthropomorphisme religieux ;
o Plus radical encore, Critias, qui interprète la religion comme une fiction inventée à des fins répressives Empédocle, qui chante la métempsycose et la formation du Monde par mélange des éléments de base ;
o L' « Hymne à Zeus », de Cléanthe.
o Les poèmes animaliers d'Oppien.
Parmi les thèmes récurrents :
o La mer (Odyssée, Alcée), la navigation, et, assez souvent, de jolies brassées de fleurs variées et des parfums (Stésichore, Ibycos, Sapphô) ;
o Le vin (Alcée , Anthologie Grecque). Le pantagruélique et fantasmatique festin décrit par Philoxène.
o La poésie religieuse et mystique évolue du paganisme (Orphée) vers le christianisme (Pseudo-Phocylide et ses sentences vétérotestamentaires ; les « Hymnes » de Grégoire de Nazianze ou de Synésios ; les traductions des « Psaumes » par Apollinaire (non, pas lui, un autre !) ; Proclos, qui prie Athéna comme on prie la sainte Vierge). Les « Oracles Sibyllins » manifestent l'évolution du sentiment religieux vers l'ésotérisme et le genre apocalyptique.
o Les « Fables » d'Esope font figure de maigres résumés en prose des chefs-d'oeuvre de La Fontaine. Même son successeur Babrios offre des tableaux plus enlevés, dans le même genre.
Les épopées tardives foisonnent de fortes pages narratives : Jason et Médée chez Apollonios de Rhodes ; Quintus de Smyrne, qui nous offre la suite de l' « Iliade » ; Nonnos de Panopolis , qui raconte les aventures de Dionysos.
Comme dans toute anthologie, le lecteur doit prendre son temps, goûter, y revenir, méditer, laisser monter le sentiment qui a inspiré les vers. C'est le même après deux ou trois mille ans. La chaleur des Grecs nous parle de notre cœur.