Cette tragédie fut une de mes portes d'entrée dans le théâtre grec à l'adolescence dans le cadre d'une sortie scolaire des hellénistes et des latinistes du lycée. En effet, même si ce jour-là, je n'assistais, au théâtre, qu'à la "version" de Jean Anouilh, j'avais été sacrément impressionné. Et comme je ne pouvais me contenter d'en rester à l'ersatz, même s'il est très bon, je me suis rapidement procuré l'original puis, de proche en proche, les autres tragédies …
"Antigone" est donc la dernière étape des aventures de la famille des Labdacides chez Sophocle après la chute d'Œdipe, roi de Thèbes, après la longue errance d'Œdipe où apparaît le personnage d'Antigone qui se développe et s'affirme dans "Œdipe à Colone".
La pièce démarre après la victoire de Thèbes sur l'armée des "Sept" menée par Polynice pour reprendre le pouvoir à son frère Étéocle. Les deux frères s'étant entretués, le pouvoir échoit à leur oncle, le Régent Créon, frère de Jocaste, qui devient Roi de Thèbes.
Antigone et son oncle Créon vont s'opposer sur le sort dévolu au cadavre de Polynice. En effet, Créon refuse les funérailles à Polynice au motif qu'il est un traitre. Il avait osé soulever une armée argienne pour s'emparer de Thèbes. Ce refus est une décision personnelle qu'il a officialisée en légiférant. Il s'agissait de stigmatiser le traitre en célébrant la victoire. Antigone, sur la base de la coutume, de lois non écrites, du droit des morts entre autres, exige et tente de justifier à Créon qu'on doit accorder des funérailles au corps de Polynice.
Ce n'est pas la première fois que ce type de sujet est abordé dans la littérature grecque. Dans l'Iliade, par exemple, Achille après avoir vaincu Hector traine son cadavre derrière son char autour de Troie avant de l'abandonner aux chiens et aux oiseaux dans le camp achéen. Par pure vengeance pour la mort de Patrocle, son ami. Il a fallu que Priam supplie et s'humilie devant Achille pour que ce dernier consente à ce qu'Hector soit ramené à Troie pour avoir ses funérailles. Bien d'autres exemples existent à cette époque (et peut-être même à la nôtre !). Où les cadavres des vaincus restent sur le champ de bataille sans que personne ne s'en préoccupe, où les condamnés à mort restent sur leurs gibets, à la grande satisfaction des corbeaux.
Donc oui, Antigone, dans ce débat, se fait le défenseur des morts et fait preuve d'un humanisme évident qui transcende la victoire (qu'elle ne nie pas bien entendu). Elle s'oppose simplement à la brutalité inutile une fois la victoire acquise. Par ailleurs, elle considère que c'est aussi le devoir sacré d'une sœur envers un frère mort.
Donc oui, Créon, raisonne au premier degré, avec un réflexe de barbare, d'homme non civilisé, ce que stigmatise Sophocle. L'infâme traitre, cause du grand nombre de morts parmi les citoyens thébains, doit être puni. Mort, il est non seulement maudit mais interdit de rejoindre l'Hadès. La décision que Créon prend, relève de la vengeance qu'il partage avec ses administrés touchés par la perte d'un être cher (le Chœur). La décision ne relève pas, à mon avis, comme j'ai pu lire parfois, d'un système politique à rapprocher d'un ancestral totalitarisme quelconque.
Mais quand le devin Tirésias intervient auprès de Créon, il aborde un autre aspect de l'absence de funérailles : celui, presque, de la salubrité publique. Il devient impossible de faire les sacrifices rituels du fait que les oiseaux sont gorgés du sang et de la chair des cadavres non encore ensevelis … au point que les dieux, incommodés, n'acceptent plus les prières.
Après un refus obstiné à Tirésias, Créon se rend à l'évidence qu'il est allé trop loin en interdisant les funérailles et en punissant Antigone. Le revirement de Créon est brutal mais arrive trop tard car le destin est, irrévocablement, en marche vers le drame. Tirésias ne fait qu'annoncer la mise en route du destin et les menaces qu'il profère correspondent à ce qui doit, inexorablement, avoir lieu. Aucun repentir ne peut infléchir le mouvement. Créon restera roi mais dramatiquement seul.
Au-delà d'Antigone et de Créon, il y a aussi les personnages secondaires d'Ismène qui tente à la fois d'infléchir et de se solidariser, en vain, avec Antigone ou de Hémon qui tente d'infléchir l'intransigeance de son père avec beaucoup de diplomatie mais sans beaucoup de succès.
"Antigone" est une tragédie passionnante qui a traversé les âges et été un constant sujet d'inspiration ou de réflexion.