Le dernier livre d'Aymeric Caron (459 pages) est brillant et stimulant. Très agréable à lire, passionnant, regorgeant de références culturelles diverses, ce travail, dépassant la seule recherche pour devenir une profession de foi, séduira toutes les personnes qui aiment les réflexions fondamentales et novatrices. J'ai beaucoup aimé le caractère interdisciplinaire du livre, toujours bien documenté. Aymeric Caron s'appuie sur les sciences (particulièrement sur celles qui nous parlent de l'origine de l'univers, de la vie et de l'homme "poussière d'étoile" mais aussi sur l'éthologie animale, discipline largement ignorée en France), la philosophie (Schopenhauer tient une place particulière aux côtés de Spinoza, de Kant, de Nietzsche et de Marx), les sagesses antiques et orientales (comme le confucianisme), les diverses pensées écologistes (en particulier celle du norvégien Arne Næss) ainsi que sur certains penseurs qu'il affectionne particulièrement comme Élisée Reclus pour étayer sa thèse centrale: la prochaine révolution copernicienne (Kant avait utilisé cette image dans sa Préface à la Critique de la Raison pure) sera celle de l'antispécisme (p.219). Nous finirons par reconnaître que nous n'avons aucun droit à maltraiter la vie des animaux non-humains sous le faux prétexte que nous leur serions supérieurs ou que notre vie aurait plus de valeur que la leur. Entre les animaux humains et non-humains, la différence n'est pas de nature mais seulement de degré, rappelle l'auteur en se basant sur les données scientifiques les plus récentes telles que la génétique par exemple. Le grand pas moral que l'humanité doit franchir à notre époque est bien celui-ci: remettre l'homme dans la communauté des vivants et refuser la maltraitance des animaux, en allant jusqu'à leur reconnaître des droits.
Le livre comprend 7 sections.
Les 3 premières (1. L'animal que je suis donc; 2. L'animal assassiné; 3. Pour la fin de l'exploitation animale) se situent en partie dans la continuité d'un de ses livres précédents No Steak, sans toutefois tomber dans la répétition. Pour A. Caron le véganisme n'est pas un choix parmi d'autres, c'est un choix éthique qui se fonde sur des connaissances scientifiques précises. Seule l'idéologie spéciste peut laisser l'homme dans l'illusion qu'élever des animaux pour les tuer puis les manger ne poserait aucun problème éthique. Idem pour la corrida, la chasse, les zoos etc.
La 4ème section sert de transition (L'antispécisme est un nouvel humanisme) vers une pensée élargie du sujet qui s'affranchit du discours directement centré sur l'exploitation des animaux et le pillage de la nature sur notre terre pour en sonder les causes profondes dans le système économique et politique qui est le nôtre. A. Caron répond avec brio à l'objection usée jusqu'à la corde: est-ce bien la priorité de s'occuper des animaux alors que tant d'hommes sont encore malheureux sur cette terre? (L'homme contre l'animal?, p.229). Une formule résume bien pourquoi l'antispécisme est bien un nouvel humanisme:
Il ne s'agit pas d'enlever des droits aux hommes, mais d'en accorder à de nouveaux individus
(p.234).
L'auteur ne cite jamais dans son livre l'encyclique écologique du pape François Laudato si', mais certaines de ses pensées rejoignent bien ce que le pape qualifie d'écologie intégrale: on ne peut jamais séparer la cause de l'homme de celle du vivant en général. Toujours dans cette 4ème section, une partie est particulièrement intéressante, faisant appel au concept clef d'éthique: élargir notre sphère de considération morale (p. 237). De la même manière que l'humanité a mis beaucoup de temps pour évoluer moralement en reconnaissant par étapes la dignité humaine à des catégories qui en étaient exclues jusque-là (les étrangers, les esclaves, les femmes, les homosexuels), de la même manière lorsque notre humanité reconnaîtra enfin aux animaux non-humains leurs droits, entre autre le plus fondamental, le droit de vivre et de ne pas souffrir, alors un grand progrès moral s'opérera.
La modestie qu'exige la démarche produit un résultat paradoxal: l'homme qui reconnaît sa parenté avec les autres créatures réputées plus faibles se découvre une dimension supérieure
(p.242).
Autrement dit, la seule supériorité de l'homme sur les autres animaux est d'ordre éthique (la morale étant le domaine propre de l'humanité) et non pas d'ordre ontologique.
Toujours dans cette section, l'auteur déplore la pauvreté des débats publics et le niveau dégradé de l'information telle qu'elle est véhiculée par la plupart des media. Dans le passage Abolir l'élevage pour le bien des éleveurs (p.265), A. Caron démontre que la torture des animaux d'élevage correspond en fait à l'esclavage des hommes qui travaillent dans l'industrie de la viande.
Des animaux esclaves d'éleveurs eux-mêmes esclaves des industriels. Les fermes ne sont plus que des lieux de souffrance partagée entre les humains et les animaux dont ceux-ci ont la charge... On peut inclure dans le lot des victimes les 50 000 employés d'abattoir... Personne, à part peut-être quelques sadiques qui ont pu se glisser dans le lot, ne pourra affirmer qu'il fait ce métier par envie... La fabrique de la viande est une fabrique à monstres
(p.267).
La 5ème section (Antispéciste comme Superman) est celle que j'ai trouvée la plus passionnante. Et là A. Caron s'attaque à la racine du problème: notre système économique qui a fait du culte du dieu Argent la nouvelle religion de notre temps. Certains passages ressemblent aux propos du pape François condamnant les ravages causés par le capitalisme. Et, bien sûr, comment ne pas évoquer le rapport entre économie, politique et démocratie? Dans la partie "La prime aux brigands", l'auteur commence par remettre les pendules à l'heure:
La crise profonde que nous traversons en Europe n'est pas, contrairement à l'idée communément admise, une crise d'origine économique. Il s'agit en premier lieu d'une crise morale. Le libéralisme financier s'est imposé car les digues éthiques se sont peu à peu brisées, et non le contraire
(p;291).
Bref, il rappelle une évidence qui nous fait souffrir chaque jour dans notre vie quotidienne lorsque nous constatons la croissance des inégalités monstrueuses entre les "salaires" de certains grands PDG et les salaires de la majorité des citoyens:
La morale et la recherche du profit sont difficilement compatibles
(p.292).
Et puis, il y a aussi des interrogations de ce genre qui ont le mérite de secouer les consciences endormies!
Comment expliquer que des types en costard-cravate, qui s'empiffrent de dividendes et de rémunérations exorbitantes, complices des marchands de drogues et des trafiquants en tout genre, agissent impunément, alors qu'en France un petit vendeur de cannabis est envoyé en prison?
(p.295)
Bref le capitalisme, surtout dans la version qui est la sienne aujourd'hui, est foncièrement pourri et contraire à toute éthique.
Il > ne récompense que marginalement les plus méritants, les plus travailleurs et les plus intelligents. Il promeut essentiellement les plus roublards, les plus cyniques, les plus égoïstes, en tout cas certainement pas les humanistes.
(p.296).
A. Caron tord aussi le cou à une idée fort répandue, celle du darwinisme économique... En s'appuyant sur une vision tronquée de la sélection naturelle de Darwin, certains économistes en déduisent que si cela marche ainsi dans la nature, cela doit aussi être la meilleure règle pour la vie en société... Or, il n'en est rien, car l'expérience prouve que "l'entraide est plus bénéfique que la compétition" (p.305).
J'ai aussi beaucoup apprécié les quelques piques envoyées contre le foot ça et là... Le salaire totalement immoral et immérité d'un Ibrahimovic (p.299), mais surtout le fait que ce jeu à la base assez ridicule et simpliste soit devenu une religion (p.316).
Alors que faire dans une société qui nous présente comme seul horizon de bonheur le fric, la frime, la célébrité et le foot? Résister et boycotter
Chaque citoyen détient en effet une parcelle de pouvoir qui dépasse largement celui du buletin de vote. Ce pouvoir, c'est notre capacité de refuser
(p.332).
Les deux dernières sections (6 et 7) permettent à l'auteur de présenter son projet de société à partir de la révolution copernicienne de l'antispécisme. Ce projet a un volet écologique (Pour une écologie essentielle) et un volet politique (Pour une biodémocratie).
Une fois de plus l'auteur remet en question les idées communément admises du style: c'est la technique qui a permis à l'homme de s'affranchir de la nature...
Or > La bombe atomique n'est jamais que la version améliorée de la lance du sauvage qui vit au milieu de la brousse. Le civilisé n'est pas celui qui sort de cette brousse, mais celui qui décide de ne pas utiliser la lance. (p. 361).
Les technologies ne nous affranchissent pas de la nature (l'auteur explique qu'elles découlent toutes de la connaissance des lois de la nature), mais nous maintiennent sous son joug. Que possédons-nous, en revanche, qui ne se rencontre pas dans cette nature dévoreuse de vie? La morale. (p;362)
L'éthique nous sort de la nature. Or l'écologie essentielle est une éthique. Donc l'écologie essentielle nous sort de la nature (p.364).
L'écologie essentielle se distingue d'une écologie molle, celle selon laquelle le système économique capitaliste productiviste fondé sur la surconsommation, le gaspillage et une croissance infinie pourrait être compatible avec l'écologie. Mais l'écologie essentielle n'est pas contre le progrès technique.
Elle> exige que les avancées techniques ne remplacent pas la servitude à l'égard de la nature par une nouvelle servitude engendrée par nos modes de production et de consommation. Elle prône une technologie qui libère l'individu, et non pas qui l'asservisse (p.372).
Il est un point (parmi d'autres) sur lequel je suis en désaccord avec A. Caron, c'est son acceptation contre J. Bové du droit à l'enfant et de la PMA (p.376). Par contre, je l'approuve lorsqu'il considère la question de l’accroissement démographique comme un défi écologique majeur pour notre temps et les années à venir (p.387).
Encore une formule puissamment synthétique que je ne peux m'empêcher de citer:
Toutes les souffrances infligées à la nature et à ceux qui l'habitent sont liées à la logique du moindre coût et du bénéfice maximal, à la concurrence sans règles, et au mythe de la consommation à outrance (p.388).
Il ne peut y avoir d'écologie véritable sans des règles qui limitent et encadrent l'activité humaine et économique. Or ce sont ces règles dont le néolibéralisme ne veut en aucun cas (p.392). On l'a compris: soit c'est le néolibéralisme, soit c'est l'écologie! Les deux en même temps sont incompatibles! Il faut donc choisir.
Le cynisme est complet. Le néolibéralisme crée des troupeaux de névrosés flippés de perdre leur emploi, des bataillons de chômeurs, de laissés-pour-compte, d'insatisfaits, de frustrés, de jaloux, puis il transforme l'aller-mieux* en produit de consommation. Vite, des salles de sport pour se vider la tête, des psys pour assumer, des films pour penser à autre chose, de la bouffe pour compenser, des fringues, des voitures, des téléphones, des ordinateurs, des choses, des tas de choses pour se consoler et se remplir la panse (p.398).
L'allusion aux choses, aux tas de choses, peut rappeler la scène par laquelle commence le film Into the wild, lorsque les riches parents de Chris veulent offrir à leur fils une nouvelle voiture pour fêter son diplôme.
L'une des différences majeures entre écologie molle et écologie essentielle, c'est que dans la première on demeure dans une vision anthropocentrique des choses: on protège l’environnement pour le bien de l'homme. Pour l'écologie profonde "la nature a une valeur intrinsèque, c'est-à-dire qu'elle mérite d'être respectée pour elle-même, et non en fonction du bénéfice que nous pouvons en tirer, car toute forme de vie a le droit de vivre (p.413).
Dans la 7ème et dernière section de son livre, l'auteur fait une proposition politique forte face au vide du discours politique dispensé par les politiciens professionnels de gauche comme de droite qui ne parlent que de détails, d'affaires et d'anecdotes mais jamais des orientations essentielles et vitales... Tout simplement parce qu'ils ne sont que "de modestes gestionnaires qui ont choisi d'accompagner sans rechigner les orientations imposées par les maîtres de l'industrie et de la finance (p.397).
Il n'est pas difficile de démontrer que la démocratie en France se porte très mal et A. Caron ne s'en prive pas. Nous vivons dans une illusion de démocratie (p.425). Le fonctionnement de la V° République a même favorisé chez la plupart des élus des réflexes de l'Ancien Régime:
"Complètement déconnectés de la modestie et des obligations que leur fonction leur confère, ils se comportent en mini-despotes autoritaires toisant les journalistes et les électeurs . Ils sont choqués lorsque, sur un plateau de télévision, une question relative à leur bilan les bouscule" (p.426).
A. Caron propose une nouvelle constitution et une nouvelle République dans laquelle l'intérêt à vivre de tous les vivants sera représenté. Suppression de la fonction présidentielle (reste monarchique) et du Sénat vu son coût et son inutilité, plus des tas d'autres idées que le lecteur pourra découvrir...
La seule critique majeure que je fais à ce livre remarquable et inspirant concerne la manière avec laquelle A. Caron aborde la révélation biblique sur le thème qui l'intéresse ici: la place des animaux sur cette terre et notre relation avec eux (cf. pages 222.223). Il est regrettable de citer 3 passages bibliques hors de leur contexte pour en déduire que "la Bible a posé le principe d'un humain régnant sans pitié sur les animaux et les végétaux"! Il cite Genèse 1, 27.28 mais aurait pu tout simplement continuer sa lecture et découvrir aux versets 29 et 30 que le Créateur donne à l'homme comme aux animaux un régime végétalien! Ce que j'explique de manière détaillée dans mon livre Méditations bibliques sur les animaux (L'Harmattan, 2015). A. Caron aurait pu citer Isaïe 11, 1-10 et Qohélet 3, 18-22 dans lequel on lit que "la supériorité de l'homme sur la bête est nulle". Si l'auteur avait lu l'encyclique du pape François, Laudato si', il aurait pu aussi découvrir les passages suivants:
« Il ne suffit pas de penser aux différentes espèces seulement comme à d’éventuelles ‘ressources’ exploitables, en oubliant qu’elles ont une valeur en elles-mêmes » (n°33).
« En même temps que nous pouvons faire un usage responsable des choses, nous sommes appelés à reconnaître que les autres êtres vivants ont une valeur propre devant Dieu et ‘par leur simple existence ils le bénissent et lui rendent gloire’, puisque ‘le Seigneur se réjouit en ses œuvres’ (Ps 104, 31) » (n°69).
« Aujourd’hui, l’Eglise ne dit pas seulement que les autres créatures sont complètement subordonnées au bien de l’homme, comme si elles n’avaient aucune valeur en elles-mêmes et que nous pouvions en disposer à volonté » (n°69).
Je sais bien qu'Aymeric Caron est athée, mais ce n'est pas une raison pour tomber dans une interprétation incorrecte de la Bible.
Un autre passage est contredit par un document officiel de l'Eglise, la constitution Gaudium et Spes(1965) du Concile Vatican II. D'après A. Caron "pour les catholiques... la vraie vie commence au paradis, et notre passage sur terre ne sert qu'à y gagner notre place" (p.354). Alors on ne comprend pas ou plus pourquoi des chrétiens comme l'Abbé Pierre, Mère Teresa, Sœur Emmanuelle et tant d'autres moins médiatiques mais très nombreux se sont tant dévoués au service de leur prochain si la vie ici bas n'a pas de valeur...
Le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables: il leur en fait au contraire un devoir plus pressant (Gaudium et Spes n°34).
L'attente de la nouvelle terre, loin d'affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller. Gaudium et Spes n°39