Armageddon Rag par Emmanuel Lorenzi
Parce qu’ils ont longtemps été des symboles de la contre-culture, le rock et les littératures de l’imaginaire font depuis longtemps bon ménage. En témoignent des livres aussi réussis que Fugues de Lewis Shiner, Rock Machine de Norman Spinrad ou bien encore Le temps du twist de Joël Houssin. A noter que l’inverse est également vrai et nombre de groupes se sont inspirés de la fantasy, du fantastique ou de la science-fiction pour nourrir leur imaginaire créatif, que ce soit musicalement ou esthétiquement. On pense évidemment à la scène métal, notamment aux clins d’oeil appuyés de Rhapsody, de Manowar ou de Blind Guardian (la liste est évidemment non exhaustive) à l’univers de la fantasy ou bien encore au fameux Eddie, mascotte terrifiante du groupe Iron Maiden ; mais le phénomène est finalement loin d’être nouveau ou isolé et le sujet mériterait à lui seul un article complet, ce qui n’est évidemment pas l’objectif de ce modeste papier. Ecrit en 1983 et traduit une première fois en 1985 dans notre joyeuse comtée, la réédition (avec une nouvelle traduction) d’Armageddon Rag surfe sur le succès de George R.R. Martin en librairie et à la télévision grâce au Trône de fer ; série qui fait aujourd’hui de l’auteur américain l’un des portes étendard de la fantasy et fatalement l’un des héritiers du maître du genre : J.R.R. Tolkien (bien que les similitudes des oeuvres respectives de chacun soient finalement très très minces). Si l’association entre l’univers de Tolkien et le hard rock relève aujourd’hui du cliché et du marketing, elle n’était qu'embryonnaire au début des années quatre-vingt, à défaut d’être totalement underground, et Martin n’était qu’un jeune auteur en devenir, on lui pardonnera par conséquent cette facilité.
Donc Armageddon rag est un thriller se déroulant dans le milieu de la musique au début des années quatre-vingt. Sander Blair est un ancien journaliste musical, un vieux de la vieille, un radical qui ne jure que par le rock pur et dur, qui glorifie woodstock et crache sur la vague disco des années soixante dix ou le hard FM des années quatre vingt. Dix ans après avoir claqué la porte du magazine qu’il avait créé (le Hedgehog), pour cause de divergence de point de vue avec son associé, le brave Sandy se retrouve à la case départ, sa carrière d’écrivain n’a jamais vraiment décollé et chaque nouveau roman obtient moins de succès que le précédent. Sa vie sentimentale est en berne et le manuscrit de son prochain livre est bloqué à la page trente sept depuis des mois. Aussi lorsqu’on lui propose d’écrire un article sur le meurtre sanglant de l’ancien manager des Nazguls, un groupe mythique dont l’ascension fulgurante fut stoppée net par l’assassinat sur scène du chanteur dix ans plus tôt, Sandy ne se fait guère prier et part mener sa petite enquête, bien décidé à interviewer les trois derniers membres des Nazguls encore en vie. L’enquête est rapidement émaillée d’éléments surnaturels, voire paranormaux, sur fond de crime de sang et de flashbacks vers un passé révolu mais pourtant omniprésent, comme si les événements étaient fatalement amenés à se répéter.
Sur le plan strictement formel le roman est un peu décevant, si Martin prouve qu’il est déjà un écrivain confirmé, sa copie ressemble furieusement à une adaptation stricte et sans relief des techniques de narration issues des ateliers d’écriture chers aux auteurs américains. Certes, le rythme est relativement prenant et l’intrigue se tient, même si elle suscite parfois l’interrogation voire le scepticisme du lecteur, mais dans l’ensemble tout cela est sans surprise et sans génie. Une belle mécanique qui ronronne, mais dont on aimerait qu’elle s’emballe davantage. Musicalement ce n’est pas forcément plus convaincant ; les nostalgiques du bon vieux rock des années soixante seront à la fête, mais les autres seront intimement convaincus que le bonhomme a décidément des oeillères bien opaques sur les yeux, comme si la fureur et la folie créatrice du rock n’avaient jamais eu d’équivalent dans l’histoire de la musique. L’authenticité n’est pas l’apanage des groupes de cette époque, sans compter que Martin a une vision très parcellaire de l’histoire de la musique, il reste centré sur les USA et oublie l’apport majeur du british boom blues et du rock britannique de manière générale (les précurseurs du hard rock sont Anglais, quoi qu’on en dise), sans compter les piques envoyées aux amateurs de musique afro-américaine, un comble ! Que reste-t-il finalement à Armageddon Rag pour sortir son épingle du jeu ? Les personnages aimerait-on pouvoir dire, car s’ils sont stéréotypés et bourrés de clichés, la confrontation entre Sandy et son passé donne lieu à d’intéressantes mises en perspectives. Lui, l’irréductible rocker, le puriste toujours fidèle aux idéaux contre-révolutionnaires des sixties est amené à côtoyer à nouveau ses anciens camarades, et c’est toute l’évolution de la société américaine qui se révèle : la fin des idéaux révolutionnaires, le retour dans le rang de cette jeunesse indisciplinée et la victoire définitive du capitalisme et de la société de consommation. Martin sur ce point a vu juste et se montre particulièrement perspicace dans son analyse de l’état de la société à l’orée des années quatre-vingt, dommage qu’il tourne quelque peu en dérision les seuls personnages restés fidèles à leurs idéaux (Bambi, l’hippie has been, ou bien encore Ananda, la révolutionnaire enragée). A ce titre, le dernier chapitre, voire les deux derniers, apparaissent comme particulièrement mal venus et maladroits. Restent les bons moments du roman, ceux où Martin parle vraiment de musique et oublie pour un temps son intrigue bancale, des instants de pur lyrisme où l’on touche du doigt l’oeuvre d’un groupe qui n’a pas existé et qui pourtant n’a jamais eu autant de substance. De quoi avoir envie de poser Music to Wake the Dead sur la platine et de faire péter les watts à s’en déchirer les tympans et ça c’est vraiment très fort.