Publié sur L'Homme qui lit :
Si l’incipit d’un livre reste pour quelques puristes de la littérature la meilleure façon de jauger en un clin d’œil de la qualité probable du reste du récit, les amateurs tels que moi se fient plutôt au titre et à la quatrième de couverture pour essayer de répondre à des questions simples comme « de quoi ça parle ? » et « est-ce que ça peut me plaire ? » , même si en réalité réduire l’alchimie qui peut se produire entre un livre et un lecteur dans les rayonnages d’une librairie ou d’une bibliothèque à ces deux questions fondamentales est évidemment simpliste.
Ce livre donc, que j’avais tenu entre mes mains chez ma libraire, dont j’avais lu le titre avec une moue dubitative, que j’avais retourné afin d’en lire le très bref résumé qui en était fait au dos, et que j’avais retourné une fois encore pour en relire le titre, comme incrédule, n’avait pas retenu mes faveurs de lecteur dans cet espace magique mais ô combien concurrentiel qu’est la table des nouveautés chez un libraire. Il aura fallu qu’un jury lui attribue le Grand prix RTL-Lire le 20 mars dernier, pour que je me décide à retourner chez ma libraire afin d’en ressortir avec ce drôle de livre à la main.
Dés les premières pages, Martial Kermeur balance par dessus bord Antoine Lazenec, qu’il laisse vaciller au gré des vagues, et on comprend bien vite qu’entre les deux tout est fini, que le geste inattendu cumule assez de désespoir et de détermination pour être irrévocable, et qu’aucune aide ne sera apportée à celui qui verra la mort s’approcher à mesure que le bateau s’éloignera.
Devant le juge chargé de comprendre les raisons d’un acte aussi lourd de conséquence, ayant coûté la vie à un homme, Kermeur fera le long récit, à peine entrecoupé, de « la ligne droite des faits, (…) somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies, (…) enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire » .
C’est que des années plus tôt, l’arrivée de Lazenec dans la rade de Brest s’était faite avec des étoiles dans les yeux chez ceux qui voyaient déjà le château du village, alors à l’abandon, devenir la pièce maîtresse d’un superbe projet immobilier, un complexe de balnéothérapie qui avait transformé Lazenec en promoteur providentiel, séduisant élus comme habitants. Et même, il s’en étonnera lui-même, même Kermeur, dont le fils Erwan dit pourtant quelquefois qu’il est « un vieil arbre incapable de bouger » . Ces hommes conquis seront pourtant des hommes déçus, pour la plupart ruinés par une escroquerie qui n’a jamais su dire son nom à voix haute.
Lui, Antoine Lazenec, il a fait un peu comme un pionnier qui débarque sur une nouvelle terre. Nous, en Indiens effarés et naïfs, on a hésité sûrement entre une flèche empoisonnée et l’accueillir à bras ouverts, mais il semblerait bien qu’on ait choisi la deuxième option.
Tanguy Viel réussit dans ce court roman à raconter une histoire en apparence banale, celle d’hommes abusés, blessés, détruits, parfois littéralement, avec une plume incroyable. Je ne connais pas l’auteur, mais j’ai été conquis par le style, touché par la poésie de son écriture, directe, sans détours, et pourtant doucement mélodieuse, parfois touchante, me donnant plus souvent qu’à mon tour l’envie de relire une page juste pour le plaisir de l’entendre à nouveau dans ma tête, d’en savourer une fois encore le sens exquis de la formule. C’est une très belle lecture, étonnante, que je conseille absolument.