J’ai vécu de l’intérieur ce qu’un homme, pourtant plein d’idéaux humanitaires tout à fait sincères, peut porter de déni et d’autosuggestion pour entretenir son allégeance au système capitaliste libéral. Pendant près de trois années, au sortir de l'école d'ingénieur, j’ai voué la majorité de ma matière grise, de mon temps, de l’activité de mon corps, à une multinationale qui quelque part en Indonésie avec tant d’autres, des françaises, des allemandes, des australiennes, rasait petit à petit sur une île de grands pans de nature et de culture. C’est ainsi que notre civilisation, qui a par ailleurs la sénilité d’être devenue son plus grand péril à soi, transforme d’autres civilisations en parcs industriels couronnés de bidonvilles, et trouve cela, sur les graphiques et les camemberts, très beau.
J’ai vu la nature tenter d’avaler ses propres indigènes, comme pour couper court à l’agonie. Le long de cette longue route torride et bondée de mobylettes téméraires, dont je traversais le nuage en minibus vers mes petites affaires (Le Gai Savoir de Nietzsche dans la poche), dans les talus j’ai vu les abris de bois et de tôles empilées, qui sont autant des maisons que des comptoirs. J’ai ignoré tant que possible les hommes et les femmes qui tentent d’y survivre, tendent des mains aux taxis sur les carrefours, et se vendent de l’essence entre voisins. Le marché des réservoirs de mobylettes, c’est le CAC 40 de ceux qui tournent le jour dans la spirale de la misère. Ils ont le mérite ces pauvres bougres, déjà de n’y être pour rien, et de ne pas être hors-sol, à la différence de nos investisseurs de devises.
Le paysage misérable et grouillant des zones occidentales de l’Indonésie... de prime abord un monde de fou. Et pourtant… ce n’est que la foule des laissés-pour-compte, ce sont les ignorés d'un monde abruti qui s’impose à eux par quelques promesses d’avancement distillées. J’avais l’habitude chaque jour de mener la vie dure à quelques asiatiques promus. C’étaient de pauvres techniciens montés juste trop haut ce qu’il faut dans l’échelle sociale occidentale, et se retrouvaient garants, au téléphone ou face à moi en personne, des pires timings industriels. C’est que j’étais moi aussi garant, voyez-vous, d’une carrière que j’avais laissée sur la bonne pente, en France, pour cette mission à l’étranger qui ne manquerait pas de m’augmenter quelque part au retour, en termes d’argents ou d’opportunités.
Je me tuais à la tâche, et peut-être en ai-je tué au moins un de manière plus littérale, à leur faire rentrer dans le crâne nos méthodes de Qualité exigeantes, dignes d’une entreprise internationale à la pointe et compétitive. Ça ne voulait pas rentrer... la réactivité, bordel !… que je leur disais avec les bons mots policés du management, qui ont le même effet sur le destinataire, pas sur le destinateur, qui se sent bien malgré tout. L’art du langage est pratique. Si je fais des études littéraires aujourd’hui, il est clair qu’à l’époque je me débrouillais déjà bien dans le domaine de l’euphémisme assassin, comme Joseph Conrad. Lui le fait au service de la littérature, moi je le faisais au service du capitalisme néolibéral. Voyez comme c’est poreux… Et si certains pensent que le politique est partout, voyez comme, inversement, il y a aussi de l’art, plus que jamais littéraire ou cinématographique, dans la plupart des pratiques politico-économiques européennes aujourd’hui apocalyptiques.
Si j'ai mis fin à tout cela, c'est d'une manière qui m'a bien échappé. Imaginez l'effort terrible que cela demande à un homme de se retourner sur soi dans ce genre de situation, moi je n'ai pas pu... moi un soir j'ai seulement plongé, pour jouer, dans une eau plate et silencieuse comme un miroir, que peut-être inconsciemment je me représentais. Au contact de cette eau glacée, quelque chose aussitôt en moi s'est brisée, et m'a laissé flottant dans les ténèbres plusieurs années d'affilée ou il m'a fallu tout reconstruire. Un étrange coup du destin s'est chargé de me libérer de manière presque trop exigeante de mon fardeau.
Quoiqu'il en soit, ne cessez jamais de critiquer l’art en y mettant votre regard sincère sur le monde, votre regard parfois nécessairement simple et explicite, toujours un peu déprimant dans sa trivialité, là où on voudrait seulement « voyager ». C’est que la trivialité qu’on remet sur le tapis, est souvent la muselière de cet esprit religieux de la croissance, dont on donne pour Saint Esprit ces mots trop lourds pour la plupart des hommes aujourd’hui : dynamisme et enthousiasme. Trop lourd voir complètement obsolète, dans ce long hiver qui voudrait s’annoncer, après avoir bien soumis ou violer ce qu’ils pouvaient du soleil levant.
Joseph Conrad use de l’euphémisme dans son livre (qui en l'occurrence se passe au Congo au début du vingtième siècle sous le pillage belge), comme une figure de style de précaution, parce qu’il y dénonce sa propre société européenne. Il dénonce ce qui l’a constitué, ce qui le constitue et ce qui le constituera toujours. Il embrasse aussi l’évocation et la métaphore de l’insondable, et de l’abîme, il se limite finalement à souligner l’horreur, comme une chose vague évoquée par un personnage tout aussi vague et effrayant (que Francis Ford Coppola projettera dans le crâne chauve de Marlon Brando en pleine guerre du Vietnam).
Je ne sais pas exactement ce qu’il en est de cet auteur, que je ne connais pas au-delà de Heart of Darkness. Je ne connais pas ses partis-pris personnels. Les miens dans ma modernité m’intéressent davantage aujourd’hui pour cette critique. Ils rejoignent la vision de l’intellectuel selon Jean-Paul Sartre dans cette interview :
https://www.youtube.com/watch?v=2j87vUSadHg&t=365s
L’intellectuel européen pressent les contradictions de sa société capitaliste. Il ressent les contradictions de ce système, et les contradictions qu’elle lui impose à soi, dans la pratique de son activité, de métier ou en devenir. « Lorsque l’exercice même de ce métier fait jaillir une contradiction entre les lois de ce travail et les lois mêmes de la structure capitaliste. » Il ne peut comprendre ces contradictions que dans la pratique de ce métier. L’intellectuel est le savant qui par ce savoir même, savoir qui ne pourrait paradoxalement pas exister si le savant n'avait pas pratiqué cette activité (qui concerne à peu près toutes les activités possibles du monde bourgeois), remet en cause la vocation que donne sa propre société à son propre savoir, remet en cause s’il le faut la pertinence de ce savoir en soi, dans le cadre de son activité. « S’[ils] se réunissent pour déclarer qui ne veulent pas que leur travail soit utilisé à ces fins là, ils vivent leur propre contradiction, et dénonce en même temps la contradiction extérieure ». L’intellectuel exprime une contradiction toujours fortement inconfortable, d’une manière nécessaire à l’étouffement de cette contradiction, inconfortable car elle le concerne lui mais vise aussi forcément plus large, elle vise à l’étouffement des foyers ardents de la société capitaliste qui produit ces contradictions auxquelles personne n’échappe plus aujourd’hui.
Dans cette société, rare sont ceux qui sont épargnés par la contradiction, ne serait-ce parce qu’il faut bien y vivre. Voilà probablement pourquoi tout ces burnouts, mode de dépression tout à fait moderne. Voilà probablement pourquoi, aussi, ce sentiment de dépression plus globale qui pétrit beaucoup d’âme autour de moi, sentiment légitime qui s’abat sur les esprits comme une chape, parce que de plus en plus de métiers souffrent d'un rapport médiocre au monde, où l'individu constate autant la médiocrité de sa situation que celle de ses actes, sans qu'il n'y puisse faire grand-chose… L’intellectuel vit alors une position inconfortable à sa manière, et peut-être inédite dans l’histoire autant que l’est le burnout, parce qu’il cherche à décrire publiquement cet état de contradiction généralisée. Il vit la contradiction avec soi-même, et vis-à-vis des autres, qui pour certains le lui reprocheront, comme si ce n’était pas la première chose qu’il avait commencé à se faire. Le reproche à soi, semble dire Jean-Paul Sartre, et la tentative de dépassement de ce reproche pour le mieux, est la manière dont se recrute soi-même l’intellectuel moderne européen.
Dit comme ça cela paraît simple, dans les faits cela peut passer par des méandres bien ténébreux, et bien douloureux. D’une douleur qui nourrit d’autant plus la colère que l’on peut avoir contre ce système qui est le nôtre aujourd’hui.