Ce titre, quand même. Et le visage espiègle de l’autrice sur la couverture, de biais, sourire en coin. Du respect, pourtant, Emmanuelle Lambert en a, pour la littérature et ses premiers pratiquants : les écrivains. Dans ce roman autobiographique écrit à la troisième personne pour mettre à distance la jeune fille qu’elle fut, l’autrice raconte ses débuts de jeune thésarde au tournant de l’an 2000 et son emploi par l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine, jamais nommé mais aisément reconnaissable) en pleine structuration pour s’occuper des archives d’un monument (encore vivant) de la littérature française, Pape du Nouveau Romain, trublion des lettres, Alain Robbe-Grillet. En 36 chapitres courts, Emmanuelle Lambert parvient à tout faire tenir ensemble : la description fine et drôle de son travail à l’IMEC, les portraits savoureux de ses collègues, l’apprentissage du monde des intellos et lettres parisiennes par une jeune banlieusarde, et la découverte de l’amour et de la sexualité par une fille « vraiment très normale, tout de même » (selon Madame Robbe-Grillet, maîtresse SM Jeanne de Berg, elle-même).

J’ai fait une chose que je ne fais jamais : à peine achevé, j’ai relu ce roman. Ce qui m’a frappé la seconde fois, c’est l’importance des portraits. Celui du « Chef » jamais nommé, mélancolique, un peu neurasthénique, aimant s’entourer d’esprits farceurs et facétieux, qui sortait de son bureau dès qu’il avait l’impression que l’on s’amusait sans lui. Ce Chef, c’était Olivier Corpet, homme de l’ombre des lettres françaises, instigateur de cette merveilleuse institution qu’est l’IMEC et à qui Emmanuelle Lambert offre un tombeau. Aussi des portraits de femmes, ses collègues, diversement plus vieilles mais incarnant des formes de féminité différentes et autant de réponses à l’une des questions du livre : comment devenir une intellectuelle ? Celui de Catherine Robbe-Grillet, femme de, mais aussi photographe, écrivaine, artiste, maîtresse SM, ce qui donne lieu à des développements savoureux sur cette pratique.

Tout le monde ne pouvait pas être artiste, transmuter sa matière en autre chose. Sortir de son pauvre moi. Fixer ses fantômes, ses délires, ses hontes et ses jouissances. Si tous les êtres humains se mettaient à créer, l’humanité serait invivable. Un agrégat de subjectivités maladives, exprimées, exposées, en attente de découverte. / Grâce au Service public SM à la demande, peut-être que les gens arrêteraient enfin d’emmerder le monde. (p. 130)

C’est un roman très drôle. Seul·es à apparaître sous leur nom, Alain et Catherine Robbe-Grillet, personnages littéraires déjà assez connus par les plus de 20 ans, sont formidablement croqués. Lui passe son temps à manger pendant leurs nombreux entretiens, est obsédé par ses voyages et les cactus – pardon, les cactées – et surtout, ne parle pas de littérature. L’autrice consacre 5 pages (le chapitre 10) au Nouveau Roman, et ce n’est même pas Alain, son théoricien, qui lui en parle.

Elle ne savait pas encore que les écrivains, les vrais, aiment assez peu parler de leur œuvre. Ils sont plus volontiers curieux de ce qu’ils ont sous les yeux, car c’est toujours bon à prendre pour en faire quelque chose, plus tard, dans l’écriture. (p. 67)

Et Robbe-Grillet en est bien un, de vrai écrivain. Il parle de tout sauf de littérature, et pourtant tout le travail de la jeune Emmanuelle Lambert porte sur sa vie d’écrivain. C’est un roman sur la distinction entre l’écrivain et son Œuvre ; car oui, il y a une distinction. Elle respecte l’Œuvre et s’amuse de l’écrivain, fer-de-lance d’une vision aigüe et affûtée de la littérature, compagnon de route des indispensables Éditions de Minuit, défenseur de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Monique Wittig, indécrottable emmerdeur se faisant élire à l’Académie au grand dam de ses amis, mais n’étant jamais reçu car refusant les traditions du Quai Conti (l’épée et le discours). Emmanuelle Lambert n’élude rien, est bien consciente qu’il s’est perdu, sur la fin. Un homme d’un autre temps.

La question, c’est de savoir ce qu’on fait des écrivains, à supposer qu’on doive en faire quelque chose. S’ils ne sont pas trop mauvais, il y a un moment où ils sont dépassés par leur œuvre […] La seule chose qu’on peut faire est lire leurs livres. (p. 213)

Car l’autre grand sujet du livre, celui de toute (bonne) littérature, c’est le temps qui passe. Emmanuelle Lambert regarde avec tendresse celle qu’elle fut, et les adultes qu’elle côtoya alors. « Aucun respect », le titre ne désigne pas la désinvolture et la franchise avec lesquelles celle qui n’était pas encore écrivaine traita le vieux Pape, mais l’attitude des jeunes femmes de sa génération, éprises de féminisme, d’égalité et de liberté. Ce n’est pas encore fini. Respect.

antoinegrivel
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le 21 oct. 2024

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Antoine Grivel

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