Ma Rencontre - C'est l'hypnotique "La Vie Pure" de Jérémy Banster qui m'a fait rencontrer Raymond Maufrais. En cherchant à en savoir davantage sur lui, j'ai découvert l'improbable existence de ces "Aventures en Guyane", reproduction du journal qu'il a tenu tout au long des 7 mois de son expédition et qu'un ressort providentiel du destin a permis de retrouver après sa disparation.

C'est donc avec une sorte de gravité révérencieuse que j'ai plongé dans ce chapelet de jours qui s'égrène de juin 1949 à janvier 1950, car la tonalité primesautière du titre ne fait pas oublier que l'on va assister au lent déploiement d'une tragédie dont on va devenir le témoin intime.

Premières Impressions - D'abord, dès les premières pages, on comprend que Raymond Maufrais malgré son jeune âge - il n'a que 24 ans - n'est pas ce jeune blanc-bec nourri au grain de la stupidité pure sucre qui se lance à l'assaut du Mont-Blanc en mocassins de ville. Plutôt qu'exalté ou enivré de sa propre ambition, on est surpris de le sentir dès les prémisses, déjà encore à Paris puis à Cayenne, inquiet, en proie au doute, comme s'il pressentait l'issue fatale de son entreprise.

Il se plaint souvent de cafard, s'inquiète pour ses parents, maudit les rabat-joie qui lui prédisent l'échec et pire encore et aussi le manque de moyens qui lui auraient permis d'aborder son défi dans de meilleures conditions.

Le Fleuve - L'entame de son périple, essentiellement fluviale et censée le conduire au point de départ de sa traversée en solitaire des Monts Tumuc-Humac - le véritable cœur de son projet -, est monotone, inconfortable, pluvieuse, semée d'embûches et de tracas en tout genre. L'interminable litanie des "sauts" qui scandent la navigation sur le Mana, ces rapides dont les plus périlleux ne peuvent être négociés autrement qu'en déchargeant complètement l'embarcation en amont, pour la récupérer et la recharger en aval, ébauche déjà avec une cinglante netteté l'asymétrie des forces en présence.

Seul au Monde - Lorsqu'il quitte définitivement la compagnie de ses semblables, trois Bosch - descendants d'esclaves, révoltés et affranchis par les Hollandais - avec lesquels il a voyagé et navigué une vingtaine de jours, le tour funeste de son destin va se sceller définitivement.

En les quittant, mal équipé, affaibli par les efforts déjà consentis, le manque de sommeil, une alimentation insuffisante et carencée, les mille maux et blessures infligés par cette latitude tropicale inhospitalière, il renonce à la fragile planche qui pouvait encore lui assurer le salut.

Il écrit joliment à leur propos, les derniers êtres humains qu'il aura côtoyés : "Je crois que quitter mes nouveaux amis sera pénible. Déjà, nous avons nos habitudes, nous formons une famille perdue dans la grande nature et cet isolement nous rapproche tellement que parfois j'en arrive à trouver étrange la couleur de ma peau."

Puis, simplement, le jour où leurs routes se séparent: "Les adieux sont tristes".

La Quête et la Faim - D'épreuve harassante jusque-là, l'expédition prend alors véritablement un tour fatal, oppressant, dès l'instant où il poursuit sa route à pied et en solitaire. Piégé par le poids de son matériel qui l'oblige à faire des allers-retours entre deux points, on assiste à son inéluctable enlisement dans le cercle vicieux de la faim qui amenuise ses forces et diminue d'autant ses chances de succès à la chasse ou à la pêche.

Maufrais, prenant la mesure de l'impasse qui le sédentarise, se met alors en tête de rallier les 75 kilomètres qui le séparent de sa prochaine étape à la nage (!), n'emportant que quelques affaires dans un sac étanche. Il se donne une dizaine de jours et sait qu'il ne mangera pas. "Je sens que ça va être une expérience extraordinaire. N'est-ce pas là, en effet la véritable vie primitive qui me séduit? L'homme civilisé transformé en amphibie dans les rivières de Guyane! Sans autre recours pour vivre que son adresse, sa force, sa volonté, sans arme à feu, demi-nu, sans abri...".

Le Carnet - Au delà de son exceptionnelle dramaturgie, c'est la puissance et la qualité littéraire du récit qui force éperdument l'admiration, au vu des circonstances physiques et psychiques auxquelles l'auteur était confronté. "Heureusement j'ai mon carnet de route, j'y note tout ce qui me passe par la tête à tous les instants. Parfois la nuit, à la lueur d'une bougie collée sur une boîte que j'installe sur mes genoux, couché dans le hamac ou bien à la flamme ranimé du boucan, j'écris beaucoup, petit carnet à la couverture sale, aux pages tachées qui me font revivre au jour le jour les aventures passées, me donnant le courage d'affronter celles à venir."

Son souffle lyrique semble intarissable et jusqu'au bout il nous régale avec le pouvoir évocateur de sa plume "La forêt est fantomatique, pleine de brume dense d'où se détachent de grosses lianes. C'est beau! J'entends seulement le bruit aigre de milliers de cigales et le ululement de quelque oiseau de nuit. Je suis écrasé, anéanti par la grandeur de la forêt ainsi surprise à l'aube".

Fin - "Aventures en Guyane" est une oscillation entre doute et foi, hésitation et persévérance, peur et audace. Elles questionnent en creux notre rapport au monde. Raymond Maufrais voulait éprouver l'âpreté de l'existence dans sa version la plus primitive et la plus organique. Il a payé de sa toute jeune vie le fait de n'avoir pas renoncé, de n'avoir pas pu ou su faire demi-tour à temps. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes que celui de nous avoir laissé en héritage non pas une enveloppe charnelle - son corps n'a jamais été retrouvé - mais bien une œuvre littéraire remarquable et inestimable, soit un matériau de très haut degré en civilisation.

Comme sans doute de nombreux lecteurs et lectrices avant moi, j'ai quitté ce jeune homme le 13 janvier 1950, la gorge serrée et les yeux piquants mais avec la consolation qu'à tout moment et autant de fois que je le voudrai, je pourrai le retrouver en me plongeant à nouveau dans ses Aventures…

Bonne lecture.

Amitiés,

Dustinette

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le 19 juil. 2023

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