Baal, poète adulé pour la beauté de son lyrisme, se comporte en jouisseur odieux et immoral, se goinfrant grossièrement alors qu'on le complimente, déniant avec le dernier cynisme toute dimension sentimentale aux filles qu'il baise et qu'il violente sans façons, se noyant en permanence dans le schnaps qui finit par l'user et le transformer en meurtrier de son amant. Baal escroque des paysans sur un marché bovin. Baal vole l'argent destiné à enterrer un défunt pour se payer du schnaps.
Reflet d'une époque où l'on faisait la part belle aux "poètes maudits", aux "mauvais garçons", entre Villon et Rimbaud ? Ce romantisme à deux balles, cette révolte adolescente de caniveau conduisent à présenter en héros celui qui ne cesse de faire mal aux autres dans ce qu'ils ont de plus cher. C'est moyen, comme éthique.
Baal ne cesse de parler du ciel, du vent, des arbres, du paysage, souvent pour en forger de belles tirades poétiques. Mais ces éruptions lyriques concernent des objets qui restent désespérément froids et extérieurs à Baal. En quelque sorte, Baal voudrait dévorer le ciel, le vent, les arbres, le monde en somme, mais il n'en a pas le pouvoir, et il ne peut dévorer vraiment que la bouffe, l'alcool et les filles. Il est clairement énoncé, d'ailleurs, que son lyrisme lui vient quand il manque de sexe, d'où un rapport de compensation entre les deux. Dans le discours du mendiant et dans plusieurs phrases poétiques, on ressent nettement cette vocation à manger /être mangé par la nature : mourir sous un arbre, mêlé à ses racines, manger un vautour, boire le soleil...
Ce déchirement entre ce que voudrait dévorer Baal et ce qui est réellement à sa portée constitue le centre de cette tragédie, où l'un des leitmotivs (outre les considérations météorologiques et paysagères de Baal) est la dégradation, le pourrissement, la mort. Baal, extrémiste du narcissisme, est foncièrement inadapté au monde, et relève plutôt d'une bonne psychothérapie que d'un soutien élogieux pour son talent à s'enfoncer sans retour dans un cloaque physique et moral.
La langue de Brecht est superbe, et sa force poétique est au service d'un portrait de personnage qui n'a rien de séduisant. La pièce est composée de scènes assez brèves, où Baal fait le tour de différents milieux sociaux, dans lesquels il sème tour à tour le dégoût ou l'indignation.
Suffit-il d'être un prédateur doté de talents poétiques pour attirer l'estime publique ?