Etant complètement passé à côté des autres livres de RF Kuang, je découvre seulement maintenant son travail avec Babel, que j'ai choisi pour son sujet: la traduction. En l'espèce, il s'agit d'un collège (imaginaire) spécialisé dans la traduction, au sein de l'université d'Oxford, appelé Babel, se trouvant dans une tour de huit étages, en plein coeur du campus.
L'action se déroule à la fin des années 1830, en pleine guerre de l'opium; le narrateur, un orphelin chinois de Canton, ayant reçu une éducation british, se retrouve inscrit d'office par son tuteur, professeur à ce même collège et sommité diplomatique (et sans doute son père biologique). Il rencontre trois nouveaux étudiants qui deviennent ses amis: un Indien fils de haute caste, une Française créole et une Anglaise fille d'amiral de la Royal Navy; tous sont polyglottes et visent le rang le plus élevé du collège: la technique de l'Argent, autrement dit.. mais j'en dis trop, pour l'instant. Car eux non plus ne savent pas encore ce qui se passe réellement au huitième et dernier étage de la tour de Babel.
Ma lecture s'est déroulée en trois temps. Tout d'abord, j'ai trouvé le début du roman assez banal (genre Harry Potter entre à la fac), quoique fort bien écrit (dans un style qui, l'air de ne pas y toucher, dit tout ce qu'il faut, et rien de plus; à l'instar de celui d'Octavia E. Butler). Mais bien vite, les personnages se sont mis à prendre de l'ampleur; l'intrigue, de la profondeur; et la portée des propos, de l'épaisseur, voire de la sagesse. Ma curiosité a basculé lors de la première leçon de traduction que reçoivent les quatre héros; non seulement, tout ce qui est dit par le prof. est exact, mais c'est primordial et salutaire.. Il est bon, en ces temps de chaos, de rappeler que les traducteurices sont des personnes indispensables et chargées de lourdes responsabilités, irremplaçables par des pewtains de machines!
Ecartant de mon esprit critique la question idiote "Comment une personne qui a à peine 25 ans peut-elle déjà savoir tout ça sur les êtres humains?" (je repensai à Orson Welles, ce qui calma aussitôt mon esprit mal luné), je me concentrai sur le reste du roman. Bien vite, je me trouvai ballotté par les décisions des personnages, ceux-ci étant en effet capables de réflexion, menant à des choix parfois surprenants, voire irrationnels, mais logiques pour eux (un autre point commun avec Butler). Il fallait faire avec; je n'étais que spectateur; je n'avais rien à dire. C'était bon d'être ainsi baladé dans des esprits et un monde qui, tout en étant différents des miens, restaient cohérents, chargés de sens, vivants!
Puis, vers le deuxième tiers de ce roman conséquent, tout bascula de nouveau. Pour le mieux, sans doute, mais au prix d'un énorme risque. Car RF Kuang a réussi à imaginer un système.. disons, pour aller vite: de magie.. bien qu'en réalité, cette magie s'apparente plutôt à une faculté fort humaine poussée à son comble.. dont je vous laisse la surprise. (A vrai dire, j'ignore si ce même système apparaît dans ses autres livres; auquel cas: no surprise for you).
J'avoue que si, au début, cela m'a laissé perplexe, je m'y suis laissé vite prendre; en tout cas, cela fonctionne, et cette magie/diplomatie/technologie n'est pas sans rappeler les meilleurs romans d'Orson Scott Card (notamment Une planète nommée Trahison et Espoir-du-Cerf).
Pour son troisième tiers, donc, Babel prend une tournure beaucoup plus révolutionnaire. Et c'est là que, je le crains (pour elle), RF Kuang perdra une partie de ses lecteurs; notamment les Blancs bien-pensants qui estiment, par exemple, que "la colonisation a été un bienfait", ou que "la culture européenne est supérieure aux autres", ou que "quelques génocides ne sont pas cher payer pour la marche du progrès".. Vous voyez où je veux en venir? En clair: si vous êtes de droite, ne lisez pas ce livre; non seulement vous n'y comprendrez rien mais vous estimerez que son auteur n'est qu'une ingrate qui mord la main qui l'a nourrie, et autres clichés néo-libéraux.
En conclusion: lisez Babel; il parle de l'avenir de l'espèce humaine. (Pour en être persuadé/e, remplacez Silver par Oil dans le livre; ça vous illuminera de l'intérieur).
Post-Scriptum: comme le savent celleux qui lisent mes critiques, je lis toujours les remerciements des auteurs; cela m'a, jusqu'ici, valu quelques fous rires, et surtout, des pistes de nouveaux auteurs à découvrir. Mais cette fois, je ne m'attendais pas à tomber sur le nom d'une amie perdue de vue depuis quinze ans. Alors, N. G., si jamais tu lis cette chronique, n'hésite pas à laisser un commentaire ci-dessous, si tu souhaites renouer contact. Et transmets mes félicitations à RF Kuang. Je ne manquerai pas de lire ses autres romans.