Avec 451 pages dans sa version poche "Bad Feminist" de Roxane Gay est un petit pavé qui n'aurait jamais dû arriver sur mon étagère. C'est que je l'ai découvert un peu par hasard en 2018 à Séoul alors que je cherchais à me procurer des ouvrages de féministes coréennes dans une grande librairie d'un quartier étudiant. Depuis la vague #MeToo les livres féministes avaient fleuri dans le pays et parmi la cohorte de titres que mes maigres compétences linguistiques peinaient à déchiffrer, l'anglais de la couverture blanche aux lettres roses était tout de suite sorti du lot. Hélas pour moi, le livre en question n'était pas écrit par une activiste locale mais par une professeur noire-américaine et le livre resta bien sagement sur l'étale, pas que j'ai quoi que ce soit contre les féministes d'outre-Atlantique mais je ne voyais tout simplement l'intérêt de me fader une brique de 400 pages dans la langue de Moon So-ri alors que je pouvais la trouver facilement dans sa langue originale (bon, j'ai eu la flemme et je l'ai lu en français).
Bref, Roxane Gay est née dans le Nebraska en 1974 de parents haïtiens qui l'ont poussée encore et toujours à faire des études. En bonne élève de la classe moyenne, la jeune femme a été jusqu'au doctorat de rhétorique, est devenue prof d'écriture dans une fac loin de chez elle et s'est mise à écrire des essais sur le féminisme, le racisme et la culture populaire qu'elle a publié dans différents journaux locaux. En 2014, elle publie "Bad Feminist", formé en bonne partie de ses anciennes chroniques et prend à rebrousse poil l'idée selon laquelle il faut être extrémiste pour être militante en dévoilant toutes ses contradictions en matière d'activisme, de sexualité, de goûts etc. Le livre est un immense succès et se retrouve traduit dans un paquet de langues et propulse la jeune femme pas sûre d'elle-même au rang des grandes figures féministes du moment aux USA.
Pour faire un premier constat, malgré son nombre de pages, "Bad Feminist" se lit assez facilement grâce à des chapitres courts et à un style d'écriture très direct, à la limite parfois du blog personnel. J'ai particulièrement aimé les passages autobiographiques où Roxane Gay nous raconte dans le détail ses sentiments et expériences avec beaucoup de maestria. Qu'elles soient banales, comme ses parties de scrabble au club du coin, ou qu'elles soient beaucoup plus dures quand elle nous décrit le viol collectif dont elle a été la victime dans son adolescence, les histoires personnelles de Roxane Gay ont une portée que les autres partie du livre n'ont pas. Dans ces parties, on sent toute la justesse des mots pour décrire ses amours, ses agacements, ses colères ou ses peurs. On ressent son excitation et ses contradictions comme si nous étions dans son canapé à regarder Beverly Hills avec elle. Personnellement, les parties autobiographiques m'ont permis de comprendre ce que peut ressentir un adolescent obèse dans un camps d'amaigrissement (bonjour je suis le sergent-instructeur Hartman!) et mieux appréhender les blessures transmises par l'histoire de l'esclavagisme.
Hélas, disons-le clairement, Roxane Gay manque complètement de recul sur la question du racisme à cause de son histoire personnelle. Dans ses réactions à l'encontre d'auteurs blancs écrivant sur l'esclavagisme, ou bien sur des hommes qui écrivent à propos de femmes, on comprend que la professeure a beau savoir qu'il ne faut pas juger sur la "race" (les américains continue de parler de "race" pour parler de couleurs de peau - concept vide de sens scientifiquement) ou le genre, elle n'y arrive pas et expose ses faiblesses morales. C'est à la fois agaçant et courageux et surtout cela sert son propos de femme "normale" qui a conscience de ne pas arriver à dépasser ses blessures, de mauvaise féministe, mais féministe tout de même.
Dans ce livre, toute l'écriture est égo et ethnocentrée et en tant que lecteur européen j'ai ressenti toute la distance culturelle qui nous sépare de la patrie de l'Oncle Sam tant est si bien que j'ai dû régulièrement sauter les passages sur des critiques de séries, de films ou de personnalités dont je n'avais jamais entendus parler. Nous avons à faire à une américaine pure souche qui pense en américaine et qui écrit à un public américain et c'est assez déroutant. Côté féminisme, il n'y a pas grand chose de plus à se mettre sous la dent que ce que des chroniques de MademoiZelle peuvent nous apprendre car Roxane Gay se contente un peu de dénoncer l'état des lieux sans vraiment offrir de solutions aux problématiques, ni même exposer de travaux scientifiques pour étayer ses propos. Bien sûr ses textes peuvent faire réfléchir mais quiconque a déjà lu sur la question des inégalité entre les genres aura déjà connaissance de tous les concepts explorés par l'auteur. La fin du livre est plus intéressante et se consacre plus sur la politique, le genre et la "race" dans des essais plus idéologiques et mieux étayés.
Pour conclure, si "Bad Feminist" n'arrive pas à la cheville d'une carte postale de Simone de Beauvoir en matière de réflexion féministe (Bonjour mon cher Jean-Paul, ici il fait beau et je passe des vacances délicieuses avec...), l'ouvrage de Roxanne Gay m'a permis de me transporter pour quelques heures dans la tête d'une femme noire-américaine, de comprendre ses peurs et espoirs, ses contradiction, son propos et son caractère profondément humain. Malgré mon peu d'intérêt pour la culture et la société d'outre-Atlantique, j'ai le sentiment d'avoir pu mieux appréhender une partie de ce qu'il se passe et ça, ce n'est pas rien. Je n'ai pas appris grand-chose en terme de féminisme mais en matière de prise de conscience de différences culturelles, "Bad Feminist" m'a beaucoup apporté.
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