Étrange récit que celui-ci, et étrange personnage que celui de Barleby. Car ce qui prend dès le départ l’apparence d'une satire sociale se termine en une méditation ô combien désespérée sur l'humanité. C'est un texte qui, bien que court, est tellement riche qu'on n'en finirait pas de le décortiquer et de l’analyser. Et pourtant, il se lit d'une traite, sans donner l'impression au lecteur qu'il va lui falloir rassembler la totalité de ses ressources cognitives pour l'appréhender. C'est un récit ambivalent, à la fois simple et complexe, qui donne beaucoup à réfléchir. Un texte qui ne s'oublie pas facilement.


Et tout d'abord, il y a la question de la narration et du point de vue du narrateur (anonyme), avec lequel il est bon de prendre quelque distance. Ce personnage du narrateur, qui raconte l'histoire de Bartleby, arrive en effet à se présenter au lecteur comme quelqu'un de compatissant, bienveillant, soucieux des autres... alors qu'en y regardant de plus près, ça n'est pas si évident que ça. Ne serait-ce que parce qu'il s'offusque dès les premières pages de ce que la charge de Maître de la Chancellerie de New York a été supprimée, ce qui a entraîné pour lui la disparition d'une rémunération d'autant plus intéressante que le poste ne demandait pas beaucoup d'efforts. Voilà des propos qui, tout en nous laissant immédiatement penser que Bartleby est d'une veine indubitablement comique (ce qui est le cas), vont bizarrement offrir un contraste frappant avec les dernières paroles du même narrateur. Et l'on verra que, sous ses dehors compatissants, il est après tout soucieux de ses affaires et de son confort au point de transiger avec ses principes les plus généreux. Le fait est que, bienveillant ou pas, ce personnage du narrateur est surtout bousculé, dérangé, malmené, secoué, heurté, déstabilisé par l'attitude de son employé Bartleby, tout comme le sera le lecteur.


C'est que Bartleby, c'est, entre autres, le grain de sable dans le rouage d'une société new-yorkaise fin-de-siècle bien réglée. Pourtant, a priori, il n'est qu'un employé ordinaire embauché dans un cabinet juridique ordinaire situé dans le quartier de Wall Street. Quoique... En y regardant une fois encore de plus près, on peut se demander si ce cabinet est ordinaire ou pas. Que penser de ces deux employés, Dindon et Pince-nez, qui à tour de rôle, et selon un agenda qui semble pensé à la minute près, se montrent des copistes exemplaires ou, tout au contraire, multiplient les bourdes et les excès ? Et que penser de leur employeur, qui préfère ne pas les renvoyer (eh oui, la fameuse formule est déjà là, non énoncée, mais insidieuse !), considérant que les qualités de l'un compense les défauts de l'autre, et vice-versa (je rappelle qu'à l'époque on pouvait évidemment très facilement renvoyer n'importe quel employé sous n'importe quel prétexte, et qu'on ne s'en privait guère) ? Reste en tout cas que notre narrateur et employeur juge, tout comme, apparemment, ses clients, l’alcoolisme de Dindon et l'irascibilité de Pince-nez comme acceptables. Or, l'arrivée de Bartleby va bousculer le fragile équilibre du cabinet et de l'organisation du travail. Se montrant tout d'abord un employé extrêmement consciencieux, il va opposer une force d'inertie incroyable à son employeur, non pas en refusant tout net d'accomplir une tâche professionnelle, mais en répondant avec douceur qu'il "préférerait ne pas" l'accomplir - je précise que la formule employée par Bartleby en américain est "I would prefer not to", qui donne en français, selon les traducteurs, "Je préférerais pas" ou, ce qui me semble plus juste "Je préférerais ne pas".


Ce "I would prefer not to" va être le point de bascule du texte et le point de départ d'une méditation du narrateur, qui dépassera de loin la réflexion sur une société contemporaine qui brise les êtres humains. Bartleby va, sans d'ailleurs le vouloir, contaminer toute la vie du cabinet (tout le monde, par exemple, va se mettre à utiliser le verbe "préférer" à tout bout de champ). Petit à petit, il en viendra à ne plus accomplir aucune des tâches professionnelles pour lesquelles il a été embauché et passera son temps à regarder par la fenêtre un mur grisâtre qui fait face au cabinet. L'employeur, désemparé, se heurte désespérément à l'inertie de Bartleby toujours grandissante, et passe par des humeurs toujours changeantes : incompréhension, pitié, curiosité, agacement, lâcheté, ruse, exaspération, désespérance. Et comme les affaires sont les affaires, et que l'humanité est l'humanité (au moins selon Melville), l'histoire de Bartleby va se terminer fort tristement.


Alors, que penser de ce Bartleby, qui, un jour soudain, déclare à la face du monde qu'il "préférerait ne pas" ? C'est la grande question de ce texte, et toutes les interprétations, ou presque, sont permises, sans d'ailleurs se contredire. De fait, je me garderai bien d'essayer de trancher. Je préfère nettement que vous lisiez vous aussi Bartleby.

Cthulie-la-Mignonne
9

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le 24 avr. 2018

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