Au bout de quarante pages, on se dit qu’il en reste deux cent soixante et qu’on n’a toujours pas l’esquisse du début de l’ombre d’une intrigue : seulement des considérations sur la Bretagne et les Bretons, puis une analepse incompréhensible sans des éclaircissements apportés au contexte historique, puis la description d’un logement, puis trois portraits, suivis par l’exposé des règles du jeu de cartes appelé mouche, qui montre que si Balzac est un grand descripteur, il est un explicateur atroce.
Sauf qu’il fallait peut-être tout cela pour qu’on se sentît comme chez soi dans cette bourgade de Guérande qui cumule toutes les caractéristiques de la province au sens balzacien du terme. Mieux : tout à coup, « Quand le baron avait laissé échapper une réflexion de ce genre, les joueurs et les gens en visite se regardaient avec émotion, inquiets de la tristesse du roi de Guérande » (p. 673) et la tripotée de ces représentants moribonds d’un monde déjà mort apparaissent vivants, voire sympathiques.
Et l’on se retrouve vite plongé – ou noyé ? en tout cas on ne reste pas à la surface – dans ce mélange de brusquerie péremptoire et de subtilissimes nuances qu’on appelle quelquefois psychologie balzacienne. (« Toutes les colombes sont des Robespierre à plumes blanches », p. 930.) C’est d’ailleurs le point commun entre trois parties qui, sans être lisibles indépendamment les unes des autres, offrent des tonalités très différentes : il s’agit de psychologiser l’amour, qui n’est pas juste le moteur narratif de Béatrix, pas un simple leitmotiv, mais son unique sujet.
Le beau Calyste, tout à sa fougue adolescente de Breton mal dégrossi (en langage balzacien « magnifique rejeton de la plus vieille race bretonne et du sang irlandais le plus noble, […] soigneusement élevé par sa mère », p. 679) est tombé amoureux de Camille, femme de lettres qui tient de George Sand tout en préfigurant les magiciennes de Villiers de L’Isle-Adam (« une sorte de Don Juan femelle sans dettes ni conquêtes », p. 699, merci Honoré). Comme elle projette de se marier avec un critique littéraire – quelle idée ! –, Camille éconduit Calyste, mais avec élégance, à la façon de la jolie fille de terminale qui continuerait à parler au cinquième aventureux et lui recommanderait même une autre fille. Ainsi redirigé, Calyste retombe amoureux de Béatrix, aux charmes de laquelle son mari ne goûte plus, remplacé par le musicien Conti. Quand Béatrix dit non, Calyste comprend peut-être, quand elle dit oui il comprend non, et quand elle s’en va il comprend suivez-moi, ce qui semble la bonne solution.
Camille, reconnaissant qu’elle aime à présent Calyste, envisage désormais l’affaire comme un défi entre elle et Béatrix. Elle prend donc ce que ne prendrait pas n’importe quelle femme : le voile, après avoir marié Calyste, devenu orphelin de père, à Sabine, brave fille qui passait par là. Tout ce monde-là vit désormais à Paris, Sabine aime Calyste « comme s’il n’était pas [s]on mari » (p. 846), Calyste qui… s’entend bien avec elle, mais qui recroise un soir Béatrix au théâtre. D’où rechute, « adultère rétrospectif » (c’est le titre de la troisième partie), intervention maternelle, etc. Pour le lecteur qui, comme moi, n’aurait jamais entendu parler de Maxime de Trailles, Béatrix donne envie de le retrouver dans d’autres romans.
Ce résumé était long ? Oui, mais le roman est long. L’intrigue est fagotée comme une telenovela brésilienne ? Oui, aussi.
Sauf que la structure de Béatrix est déjà un chef-d’œuvre d’architecture balzacienne, c’est-à-dire trois gros blocs de pierre dont on remarque en les approchant qu’ils sont beaucoup plus finement sculptés qu’ils en ont l’air et que les sculptures se répondent d’un bloc à l’autre. On n’y trouve pas une seule figure féminine qui ne soit une réussite.
En matière de roman d’initiation, celui-ci est plus complexe que ceux qui le précèdent dans l’ordre de la Comédie humaine. Dire qu’« il n’y a pas de plus grande maladresse pour un mari que de parler de sa femme quand elle est vertueuse à sa maîtresse, si ce n’est de parler de sa maîtresse quand elle est belle à sa femme. Mais Calyste n’avait pas encore reçu cette espèce d’éducation parisienne qu’il faut nommer la politesse des passions. Il ne savait ni mentir à sa femme ni dire à sa maîtresse la vérité, deux apprentissages à faire pour pouvoir conduire les femmes » (p. 879-80), c’est certes assez classique.
Mais ici, non seulement la connaissance des codes sociaux de l’aristocratie et des (prétendues) règles de la psychologie féminine – et je soupçonne Balzac de les confondre – est ce qui manque au Calyste débutant, mais la maîtrise de telles conventions ne suffit pas à assurer la réussite de celles qui les appliquent. Si bien qu’on se retrouve aussi avec des initiatrices initiées et des manipulatrices manipulées. Initiées, manipulées par qui ? Par personne, par l’amour.
Une fois planté le décor guérandais de la première partie, tout est en mouvement dans Béatrix, qui ressemble à un grand bal des séductions où seuls sont immobiles ceux qui n’ont personne à aimer, comme cette vieille demoiselle de Pen-Hoël dont « personne n’avait été curieux de connaître ni ses perfections ni ses imperfections » (p. 664). Mais même ces immobiles finissent par n’y plus rien comprendre : « “Je n’y vois plus clair”, dit la vieille aveugle » (p. 756).