Consacré lors de sa publication par la critique et le public comme le plus grand des romans d’amour, un chef-d’œuvre de la littérature française, Belle du seigneur d’Albert Cohen a même été comparé par Joseph Kessel à l’Homme sans qualités de Musil ou au gigantesque Ulysse de James Joyce. Avec maintenant plusieurs dizaines d’années de recul, même en le comparant aux autres grands livres d’amour des années 60 de Duras, Sagan, Kundera ou Gary, il faut bien avouer que l’étoile a un peu pâli dans le ciel de l’histoire de la littérature française, au point que les superlatifs et comparaisons paraissent aujourd’hui écrasants. D’une part, James Joyce proposait en 1922, notamment avec le monologue de Molly, une syntaxe nouvelle et une vision crue du mariage et de la sexualité qui firent scandale, occasionnant sa censure. Quand Cohen fait la même chose cinquante ans plus tard, le geste est beaucoup moins subversif. Par ailleurs, si on a souligné avec justesse la description cruelle de la société bourgeoise et de la déliquescence de la passion chez Albert Cohen, les personnages, leur histoire, sont complètement idéalisés et n’ont rien à voir avec la manière dont les gens s’aimaient alors, bien loin d’Ulysse ou des Risibles amours de Kundera.
Le génie de Cohen est d’identifier le mythe de l’amour tel qu’il est rêvé par ses contemporains ; c’est une illusion que le récit décrit tout en la détruisant. Mais en traitant d’une illusion, cherchant à définir un idéal d’amour, Cohen est là encore très loin de la puissance de Joyce, qui parlait tellement brillamment de la passion ordinaire au cœur de la société de son temps. De fait quand on a vingt ou trente ans aujourd’hui on reste un peu interloqué face à la naïveté de la vision de l’amour de Belle du seigneur, qui paraît presque plus exotique dans son emphase que l’amour courtois des auteurs médiévaux ! C’est certainement voulu par Cohen, qui assume d’être conservateur, pour ne pas dire réactionnaire et c’est ce qui fait la singularité de cette œuvre. C’est peut-être ce qui explique les avis si tranchés sur Belle du seigneur ; quand on attend d’un roman qu’il nous fasse fuir le réel pour nous plonger dans un monde idéal on tombe sous le charme puissant de l’œuvre, quand on cherche la vie dans la littérature, on reste sur le bord du chemin.
Paradoxalement, le souhait de Cohen de réaliser une œuvre hors du temps l’éloigne à mon goût d’une représentation, pied à pied, de l’humain et de sa condition réelle, ce qui le rend selon moi beaucoup moins intemporel que James Joyce ou Milan Kundera. Personnellement je crains qu’à l’avenir, en s’éloignant de la génération que Belle du seigneur a tant marquée, on s’aperçoive que l’œuvre n’a pas la portée universelle qui lui a d’abord été prêté.