Juliette aurait-elle aimé Roméo si Roméo quatre incisives manquantes,
un grand trou noir au milieu ? Non ! Et pourtant il aurait eu
exactement la même âme, les mêmes qualités morales ! Alors pourquoi me
serinent-elles que ce qui importe c'est l'âme et les qualités morales



Une édition folio m'avait fait de l’œil à un marché aux livres en extérieur, un bouquin à 5€ que c'était marqué en crayon à papier sur la première page. Mais le vendeur, généreusement et gentiment, m'a proposé à la place une édition NRF Gallimard a-priori plus chère mais qui avait eu le tort d'avoir une grosse tâche de café en sa couverture. Invendable selon lui, enfin pas si invendable puisqu'il me l'a vendue. 2€ d'économisé par rapport au Folio, 5 à 7€ par rapport à une édition NRF sans le café offert avec. Rien de tel pour me faire passer un reste de journée agréable, et de me donner encore plus envie de me plonger dans un pavé qui me faisait peur jusqu'ici par son épaisseur.


Bon est-ce que le contenu allait être à la hauteur du contenant pour lequel je me suis pris d'affection (oui, il est vraiment que je me prenne un nouveau chat, ou une nouvelle petite amie..., non plutôt un nouveau chat !!!).


Résultat, WTF is that ??? Je crois que je n'ai pas eu un aussi gros choc littéraire depuis La Montagne magique de Thomas Mann, le genre à complètement changer ou du moins à modifier grandement la perception qu'on a de la vie.


Un roman sur l'amour, attention pas d'amour, sur l'amour, sur la passion menée au plus extrême des extrêmes, jusqu'au tréfonds du glauque, jusqu'à la destruction car la passion menée à son paroxysme ne peut que mener qu'à la destruction, essayer de garder l'illusion du premier jour jusqu'au bout, ne pas payer son tribut à l'ennui. D'un côté, on a envie de leur dire à Solal et à Ariane, oui parce que notre couple passionné c'est Solal et Ariane, arrêter vos conneries, payer votre tribut à l'ennui, faites-vous chier ensemble comme les couples normaux, faites des enfants ou prenez un chien (oui, plutôt un chien... !!!), mais d'un autre, on est admiratif pour leur persévérance envers et contre tout, ça plonge de plus en plus dans le désespoir et dans le glauque mais en parallèle et paradoxalement c'est beau, c'est magnifique.


Et en même temps, c'est un des romans les plus hilarants qu'il m'ait été donné de lire. Si on m'avait dit que ce que je prenais pour un vieux pavé chiant, bien évidemment avant de l'avoir lu, allait vraiment me faire rire à m'en péter la panse. La Société des Nations et sa marmaille de fonctionnaires et de diplomates aussi prodigieusement médiocres les uns les autres, où travaille notre Solal, qui en est un des sous-secrétaires, un poste hyper-bien payé puisqu'on peut loger au Ritz à l'année, décrites avec une férocité réjouissante ; Adrien Deume, inférieur de Solal, fonctionnaire aussi ambitieux et tellement dans ses petits calculs que paresseux, que celui qui ne s'est pas reconnu dans son art minutieusement et amoureusement décrit de la procrastination et du bâclage me jette la première pierre, époux concon d'Ariane et accessoirement cocu magnifique, mais tellement attachant... La vieille Deume et sa dévoterie jamais en perte de vitesse, le vieux Deume bonne pâte, les quatre truculents oncles-cousins au langage très imagé et jamais les derniers pour taper du fric, et puis Ariane et ses monologues totalement WTF.



Sir John devisait maintenant avec Benedetti et le tenait familièrement
par le bras. Cet attouchement du grand homme remplissait le subordonné
d'une reconnaissance éperdue. Comme Adrien Deume, quelques semaines
auparavant, il allait, vierge bouleversée, au bras du supérieur adoré,
troublé par tant de bonté et de simplicité, fier et pudique, sanctifié
par le bras magistral, levant parfois ses yeux vers le chef, des yeux
religieux. Car sous son amour intéressé pour le grand patron, il y
avait un autre amour, un amour horrible, un amour vrai et
désintéressé, l'abject amour de la puissance, l'adoration femelle de
la force, une vénération animale. Assez, assez de cette bande, je les
ai assez vus.



En parlant de monologues, comment ne pas parler de celui de la séduction par Solal, comment mettre à vos pieds une femme en trois heures... oh non, il y a en trop à dire... et la déclaration d'amour au peuple juif... et quelle vision de la vie désespérément juste... oh, non il y a en vraiment trop dire... Et puis qu'est qu'on va souvent aux toilettes là-dedans...



A l'aurore, il la quittait doucement, attentif à ne pas la réveiller,
allait chez lui. Parfois, ouvrant les yeux, elle protestait. Ne me
quitte pas, gémissait-elle. Mais il s'arrachait aux bras qui le
retenaient vaguement, la rassurait, lui disait qu'il reviendrait
bientôt. Ces départs du matin, c'était parce qu'il ne voulait pas être
vu moins parfait, non rasé et non baigné. C'était aussi parce qu'il
avait peur, lorsqu'elle irait prendre son bain, d'entendre le
grondement préliminaire et terrifiant de la chasse d'eau, tumulte
funeste.



Albert Cohen, quelle insulte de ne pas avoir citer bien avant son nom, ALBERT COHEN, ALBERT COHEN, l'auteur d'un put... de MONUMENT riche, foisonnant, tellement WTF que même les moments les plus trop WTF ont parfaitement leur place. Plus de 30 ans pour écrire ce bouquin, ça valait hautement le coup... Non, ça ne s'explique pas, ça se vit, voici quelques extraits qui ne peuvent qu'être formidable, et puis merci à la tâche de café... Je crois que je vais être hanté par ce livre jusqu'à la fin de mes jours et même au-delà (j'y penserai quand je serai en Enfer comme ayant été un de mes plus grands moments terrestres !!!).



Cafard lorsque j'entends à l'église ces gens assemblés qui chantent
avec une fausse joie, avec une exaltation maladive et qui se
persuadent qu'ils seront ravis de mourir alors qu'ils appellent le
médecin au moindre bobo.



Place Saint-Germain-des-Prés. Devant la sortie de l'église, le jeune
homme qui crie son journal. Demandez l'Antijuif! Vient de paraître!
Donc, c'est un nouveau numéro. Non, défense de l'acheter. Il
s'approche, son mouchoir contre son nez; demande l'Antijuif, paye le
jeune homme qui lui sourit. Oter le mouchoir, lui parler, le
convaincre? Frère, ne comprends-tu pas que tu me tortures? Tu es
intelligent, ton visage est beau, aimons-nous. Demandez l'Antijuif! Il
court, traverse, s'engouffre dans une petite rue, brandit la feuille
de haine. Demandez l'Antijuif! crie-t-il dans la rue déserte. Mort aux
Juifs! crie-t-il d'une voix folle. Mort à moi! crie-t-il, le visage
illuminé de larmes.



-Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et
des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de
paupières. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses
paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le
printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du
rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que
personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de
ma splendeur et jeunesse, toutes d’elle annonciatrices et servantes.
Oui, personne avant elle, personne après elle, je le jure sur la
sainte Loi que je baise lorsque solennelle à la synagogue devant moi
elle passe, d’ors et de velours vêtue, saints commandements de ce Dieu
en qui je ne crois pas mais que je révère, follement fier de mon Dieu,
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, et je frissonne en mes os
lorsque j’entends Son nom et Ses paroles.


Plume231
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le 9 mars 2016

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