Belle du Seigneur est une histoire d'amour magnifique, peut être une des plus belles de la littérature française. C'est l'histoire de Solal, un juif de haute lignée, arrogant, superbe, qui travaille à la Société des Nations, dans les années 30. Un jour il croise Arianne qu'il ravit à son mari, un de ses subalternes à la SDN. Il la séduit au terme de tirades chevaleresques, de preuves d'amour courtoises et poétiques. Le couple finit par s'installer dans une splendide villa au bord d'un lac où l'amour tout platonique et ampoulé se meut en un amour sensuel et voluptueux. Ils ne vivent plus qu'à deux, dans cette sorte de repli de soi qui n'est que la métaphore d'une Europe qui elle aussi se recroqueville et se crispe. Il faut dire que l'insolent et brillant Solal voit la guerre qui gronde à la SDN et l'ascension du nazisme. Imbu de sa personne il nie une évidence qui se fait toujours plus présente. Il est mis à l'écart, il est déchu, il perd son trône, parce qu'il est lui et parce qu'il est juif. Pareillement il perd peu à peu Marianne, sa princesse enfermée dans son palais, déçue de tout et qui ne vit plus que pour lui. Ils ne sont plus qu'un. Pour relancer l'amour qui se transforme dans la platitude de la chair sans cesse assouvie et conspué des dieux, elle lui propose l'amour dans les bras d'une autre. Mais l'amertume est là, consumée telle les cendres des camps de concentration. Solal apprend qu'Arianne un jour a eu un autre amant. Il voulait être exclusif, il se sent lésé. Règne l'ambiance fin de race, la lente décadence d'un peuple juif voué à la disparition et dont ce couple est l'illustration tragique. Chez Albert Cohen il y a ce sens de la dramaturgie et, derrière l'amour, la sensualité, le luxe bourgeois, la mort, dans une élégie superbe et compassée. Mort et amour... Ces deux mots sont si proches. Solal regarde une derrière fois Arianne en pleurs. Ils se suicident, drogués à l'éther, symbole vaporeux des illusions perdus, du vide, de la déchéance. La mort plutôt que la guerre. L'éternité plutôt que l'horreur. Sauver ce qui reste de l'amour surtout.
Quant au style de l'auteur, il faut aimer la poésie, il faut aimer les mots, les phrases sans ponctuation, les paragraphes surgis d'un souffle, la métaphore ampoulée à l'antique. Chez Cohen ce n'est pas simplement tout le peuple juif qui se meurt à l'ombre du nazisme, c'est l'art tout entier, voire la vie, comme si toutes les plus moments de la littérature, de l'art antique à nos jours devaient briller une dernière fois en ces pages avant de disparaître à jamais. Jamais auteur n'a eu les mots les plus doux et les plus sensibles pour mêler à ce point l'amour et la mort, la sensualité et la perte, l'éphémère goût de la chair qui a cette odeur de la mort. Il y a aussi l'ironie, grinçante, l'humour débordant et caricatural par moment si distant qu'il rend l'amour des deux amants irréel et impossible. En faisant s'enfermer ainsi ses personnages dans la sensualité il montre l'impasse irrémédiable de tout amour : le corps et l'orgueil. Il prouve que l'amour véritable est éternel. Que c'est dans la mort qu'il s'épanouit. Il oppose constamment la cruauté du monde réel, la perspective bien réelle d'une guerre que l'on connaît tous à ces scènes atemporelles et immarcescibles d'amour. Il y a la réalité et il y a la rêve que seule la mort abolit. La jeunesse des protagonistes est un leurre qui bientôt se farde et se gâte. Mais Cohen est un optimiste. L'amour vaut bien plus que la vie. Et derrière l'ironie macabre, il y a l'espérance d'une pureté et d'une tendresse infinie.