Albert Cohen est doué. Non seulement ce type a un style époustouflant, qui manie la plume avec aisance, bouscule la syntaxe, s'autorise digressions, mise en abîme et parenthèses. Mais encore il évoque avec puissance les recoins les plus intimes de ses personnages, auxquels on peut s'identifier sans qu'ils ne perdent leur caractère rocambolesque. Désenchanté et pourtant vibrant de ferveur, il nous plonge dans la psyché de la femme amoureuse, explore les méandres d'une médiocrité pathétique, exalte l'amour fraîchement éclos, sonde le désespoir de la condition humaine et nous régale de sa verve assassine quand il décrit la bonne société genevoise.
L'une des qualités du pavé est qu'il tente une vision de ce qui se passe APRÈS la lune de miel : une belle ingénue limite co-conne (Arianne) est épousée par un petit-bourgeois fat au possible (Adrien) et se fait enlever par un beau ténébreux suicidaire (Solal). Ajoutez une marâtre parfaitement laxative qui insulte de son existence l'idée même de la féminité. Puisque la passion n'est pas éternelle comme "l'imbécile littérature amoureuse" s'ingénie à nous le faire croire, l'auteur explore les tourments que s'infligent les amants après avoir connu la quintessence du romantisme. Solal est juif est Albert Cohen décrit amoureusement la splendeur dérisoire d'un peuple dont il exploite tour à tour les clichés et l'histoire. Oserai-je écrire que, plus que la relation ardente entre deux êtres, il s'agit du conflit passionné entre deux civilisations, entre lesquelles l'amour aplanit un temps les discordances ?
"Belle du Seigneur" n'a pas que de bons côtés : il est long, et n'épargne pas les répétitions.
Pour monumental qu'il soit, ce roman est en quelque sorte la version interminable de "Solal", roman antérieur au format poche dont il partage la trame et la saveur.
Comme dirait Beigbeder ("Dernier inventaire..."), tout chef d'œuvre est imparfait. C'est donc au chef d'œuvre que j'attribue ma note.
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