Je pense que ce livre fait partie de ceux qui ne me quitteront plus, et dont certains passages sont parmi les plus marquants que j’ai pu voir dans une oeuvre de fiction.
La trame narrative est construite par bribes, entre le passé et le présent des personnages dont Sethe, et son terrible crime (le fait divers qui a inspiré cette histoire), est la pierre angulaire. Le récit est donc tracé par elle et différents personnages (sa fille Denver, Paul D, Payé Acquitté, Baby Suggs), et prend corps au fur et à mesure, à l’image du personnage de Beloved. Il retrace leur passé d’esclave, et leur tentative d’exister dans ce monde une fois l’abolition prononcée dans les états du Sud (nous sommes dans l’Ohio, près de Cincinnati).
Nous serons confrontés à des scènes dures, voire insoutenables, esquissées d’abord par des allusions, des sensations, puis devenant de plus en plus nettes et concrètes.
Mais il ne s’agit pas d’une tragédie mélodramatique : c’est un roman sur la reconstruction, axée sur l’idée qu’il faut arriver à faire la paix avec sa conscience quand on a souffert, et comprendre que le mal est ailleurs qu’en soi. Comme le dit Baby Suggs, le principal problème dans ce monde, ce sont les blancs.
Le fantôme de Beloved est une figure paradoxale : elle est libératrice dans le sens où elle permet à ce qui était refoulé d’apparaître au monde et de guérir, comme ce court instant de bonheur où la petite famille se trouve à nouveau réunie et où leurs voix se mêlent ; mais elle est aussi cloisonnante et vampirique : elle dévore Sethe, l’empêche d’avancer et de s’appartenir enfin. Il s’agit d’un traumatisme qu’il faudra à la fois accepter et combattre.
Car c’est cela le sujet central du livre, il me semble : la liberté institutionnelle n’est qu’un leurre. La vrai liberté doit être conquise, et pour des gens qui n’ont toujours été perçus que comme des objets, pour lesquels le mot « aliénation » est presque un euphémisme, c’est une entreprise terriblement ardue. On a tôt fait de se laisser mourir dans un lit, et de penser aux couleurs.