Sédentaire, j’aime les récits de voyage. Voyageur impénitent, Sylvain Tesson aime se raconter. Tesson est un ami précieux. Il écrit et vit comme les hussards sabraient : qu’il soit de taille ou d’estoc, son trait de plume est fulgurant. Un style aussi parfait exige des années d’apprentissage et s’accompagne, nécessairement d’une prise de risque. Tesson n’a peur de rien. Il affectionne l’isolement et les températures extrêmes, l’alpinisme et le motocyclisme.
Dans Berezina, cet observateur lucide nous déclare sa flamme pour l’âme russe : « Nous autres, latins, nourris de stoïcisme, abreuvés par Montaigne, inspirés par Proust, nous tentions de jouir de ce qui nous advenait (…). Dès que le vent se levait, en somme, nous tentions de vivre. Les Russes, eux, étaient convaincus qu'il fallait avoir préalablement souffert pour apprécier les choses. Le bonheur n'était qu'un interlude dans le jeu tragique de l'existence. » Il l’accompagne d’une rafale de savoureux aphorismes : « Et si c'était là la clé du mystère russe ? Une capacité à laisser partout des ruines, puis à les arroser par des torrents de larmes. » ou « Un dîner russe consiste à ralentir les ravages de la vodka en avalant un oignon, de l'aneth et un petit hareng. »
Sur un coup de tête et pour célébrer le bicentenaire de la retraite de Russie, il réunit quelques amis pour un raid Moscou – Paris. Les deux Russes et les trois Français communient dans la fascination pour l’Empereur, cet improbable conquérant : « La vie de Napoléon était le parcours d'un génie galopant après ses visions, emporté par le torrent du rêve et laissant derrière lui l'esquisse de projets impossibles. » Trop pressés pour marcher, trop fiers pour circuler en voiture, ils rouleront en Oural, un rustique side-car soviétique. Ils affrontent le gel, la neige et l’épuisement, les routes défoncées et les files de semi-remorques aveugles. Ils dorment peu. A l’étape, ils boivent et discourent. Ils commentent les mémoires des rares rescapés, une poignée sur les 450.000 soldats. Deux siècles nous séparent, comment concevoir une telle folie, une telle somme de souffrances ? Ces hommes se sont laissés mourir de faim, de froid, de fatigue… sans colère. Sans renier leur admiration pour l’homme qui les avait conduit en enfer. Autres temps…
« Avant de mourir, foutus pour foutus, les hommes se saoulent, baisent et bouffent à sen faire crever le ventre. Étrangement, aucun ne se met en quête d'une librairie pour relire un dernier poème de Virgile »