Le premier livre du comité Orwell, présidé par Natacha Polony, s’intéresse au « totalitarisme soft » qui imprègne nos sociétés sous l’influence de « pouvoirs en archipel mais interactifs parvenant à se dispenser chaque jour un peu plus des règles du jeu démocratique ». Un jeu démocratique attaqué sur plusieurs fronts : marchés financiers, nouvelles technologies, réformes scolaires, dissolution des identités nationales, etc. Le propos brasse large (toutes les têtes à couper se ramenant souvent à la même hydre systémique) mais touche juste. Deux chapitres notamment méritent de retenir notre attention. L’un traite des mutations de l’économie, avec l’irruption du capitalisme numérique, inspiré du modèle californien. Confronté à la déflation et ne parvenant pas à endiguer le recul de la productivité, le néolibéralisme a muté, déclenchant une troisième révolution industrielle qui exploite les données comme matière première, laisse se développer des trusts titanesques et encourage une « ubérisation » de l’économie. L’autre chapitre revient sur la généalogie américaine du multiculturalisme, point de convergence du néolibéralisme et du gauchisme culturel, métissage infernal entre Chicagoy Boys et la French theory. Or, ce qui a pu être vecteur de concorde aux Etats-Unis – pays dans lequel « tout commence en mystique et tout finit en produits dérivés » – est devenu, en s’exportant en Europe, facteur de conflits, le totalitarisme soft jouant avec le multiculturalisme le rôle d’une passerelle vers un totalitarisme plus dur : le salafisme. A noter également quelques bonnes pages démontrant pourquoi l’institution des primaires s’avère être au final, derrière un vernis de démocratie participative, une manœuvre de confiscation du débat politique.
Si le constat dressé par le livre est imparable, les solutions proposées laissent toutefois sceptique. Que la France doive se libérer de la double tutelle américaine et allemande et que le refus du TAFTA soit une étape cruciale de cette libération, nous en serons tous d’accord. Mais sur le plan intérieur les mesures préconisées sont plutôt timides : harmonisation fiscale, régulation des multinationales, articulation entre libéralisme et protection sociale, éloge d’une concurrence « non faussée » car débarrassée des monopoles… On est loin du programme révolutionnaire auquel on aurait pu s’attendre de la part d’une Natacha Polony qui, dans un entretien accordé à Causeur en juin 2014, parlait de son « vieux fond marxiste », se réclamait de Jean-Claude Michéa, se disait favorable à la décroissance et se définissait comme « anti-libérale sur le plan économique et réac sur les questions sociétales ». Où es-tu, Natacha ?...