Il me fallait lire le premier roman du grand James Ellroy, ne serait-ce que par politesse, ou encore par curiosité, pour savoir ce qu'il désirait dire primitivement, pour dessiner les ébauches de ses obsessions, pour comprendre les origines de sa pensée calviniste exacerbée et de sa recherche éperdue et désespérée de la figure féminine. Brown's Requiem n'a évidemment pas ni la densité ni le charme du Grand Nulle part ou du Dahlia Noir, mais il comporte déjà en son essence, car l'essence est une idée typiquement ellroyenne, les bourgeons des romans futurs. Finalement, James Ellroy écrit toujours à peu près le même roman, comme s'il était le reflet quasiment parfait d'une situation intangible, et d'une âme figée. Il est frappant de constater à quel point tout est déjà là : cette atmosphère de vice, entre la drogue, la prostitution, la misère sociale et la corruption. Dans ce marasme aux ténèbres increvables, un homme, seul face au mal, prend le chemin inexorable de la rédemption, sans jamais vraiment toutefois y parvenir totalement. La morale est toujours foncièrement calviniste, et protestante : l'homme est fixé dans son destin, il est primitivement bon ou mauvais, son salut est déjà hors d'atteinte et il n'y a point de rachat possible. James Ellroy est le symbole de la justice punitive, du pessimisme et de la noirceur de l'âme : il en est paradoxalement un des plus grands auteurs, voire le plus grand auteur de romans noirs de l'histoire. Brown est un allemand, naturalisé américain, ancien policier soudard et d'une incompétence surprenante, reconverti officiellement en détective privé mais étant en fait un récupérateur de voitures. Un jour, un caddy antisémite, nommé Gras Dogue, l'engage pour espionner sa sœur qui vit avec un vieil homme juif, et pour trouver quelque chose de compromettant afin de récupérer sa petite sœur. Brown va se retrouver alors empêtré dans une affaire beaucoup plus vaste d'arnaque à l'assurance, d'assassinats, de chantage, de corruption du LAPD et d'incendies criminels. Brown, ami avec un soudard alcoolique nommé Walter, va découvrir le monde des clubs de golf, et va tenter de résoudre son affaire pour commettre un acte moral, et ainsi purger ses fautes passées.
Brown's Requiem est donc le premier roman de James Ellroy, et quel roman. Rarement les premiers romans sont aussi réussis. Le lecteur y trouve avec plaisir ses thèses protestantes dont j'ai déjà longuement parlé, mais également son obsession pour la femme, notamment à travers le personnage de Jane Baker, la soeur de Gras Dogue, ce qui fait écho à la fameuse expression française utilisée dans les romans noirs, et également dans Chinatown de Polanski, Cherchez la femme. Chose plus inattendue, James Ellroy passe énormément de temps à disserter sur le pouvoir de la musique classique allemande, en opposition avec, et ce n'est pas si surprenant, l'infâme rock'n roll qui ne trouve visiblement pas grâce aux yeux d'Ellroy, dans aucun de ses romans. D'une certaine manière, il y aurait selon l'auteur presque une aristocratie musicale et mélomane qui serait supérieure à la masse des abrutis de la contre-culture, cette dernière étant cordialement et franchement détestée par le romancier, en témoigne Un tueur sur la route. Le personnage principal a également affaire avec son alcoolisme, qui est très bien racontée et analysée, par l'intermédiaire du personnage principal, et par son ami Walter, fan de science fiction, cultivé comme jamais, mais n'ayant rien pu faire de sa vie à cause de sa toxicomanie, ce qui est glaçant de réalisme et de cynisme. Ellroy se fait le témoin d'un monde qui s'écroule, d'un Los Angeles décadent, pourri par la misère social et le clientélisme : un Los Angeles sans doute fantasmé, mais dont les convictions politiques de l'auteur ne laissent que peu de doute sur son peu d'exagération.
Comme tout premier roman, le style de l'auteur n'est qu'au stade embryonnaire, et son style saccadé et flashy semble avoir été encore un peu contenu, tant il est palpable qu'Ellroy s'est forcé à écrire des phrases simples, sans céder à ce qui dans ses prochains romains constituera une prose lapidaire et plus allusive que narrative. Les dialogues ne sont pas encore totalement au niveau et l'intrigue pas encore assez complexe, ni assez travaillée. Les rebondissements, eux, sont assez prévisibles, et manquent parfois d'originalité. Le fil de l'intrigue est également cousu de fil blanc tant les événements s’enchaînent d'une manière peu crédible, immédiatement, sans distance de temps, à un point tel que le narrateur parlera de présence divine pour les nombreux hasards et belles coïncidences du livre. Qu'importe : le roman est bon, il possède un charme fou, et même quelques francs moments de tendresse, tant l'amitié entre Brown et Walter nous touche, et tant James Ellroy ose, s'impose et s'expose. Brown's Requiem est la matrice embryonnaire des autres romans d'Ellroy, qui sont presque les mêmes, mais qui explosent de talent : il a simplement un peu plus de candeur, et dans le monde noir d'Ellroy, c'est beau un peu de candeur.