"Une voix qui vrille la nuit"
Irracontable. C'est un rugissement dans l'échappée de la langue française - ce piton d'infortune et de délices auquel se sont heurtés et se heurtent tous les écrivains de langues créoles - un rugissement qu'on ne peut lire, qu'il faut chanter à en trouver un autre souffle dans la cascade des mots-images faisant souche d'autre façon que d'exotisme aux chairs denses des pays d'esclavage.
Il s'agit il ne s'agit pas de l'être-noir. Césaire n'est pas Fanon. Mais il s'agit, il s'agira toujours, de la brisure de symétrie imposée par le fouet-Occident aux asservis noirs des champs de canne - l'histoire des champs de coton est similaire mais ne s'écrit pas dans les limites sans arrière-pays d'une île.
Il s'agit avant toute chose de se réapproprier le monde, la terre ensemencée par les corps mis à l'encan, corps au labeur compté comme celui de bêtes de somme qui ne possèderaient jamais que leur force, de travail et de reproduction. Il s'agit de se planter dans la face de la nuit et d'affirmer non pas les vertus positives de l'esclavage (han !), mais la possibilité, au bout de l'histoire de l'esclavage même, de s'approprier le monde né de la vie et des générations d'esclaves, contre les mensonges de l'Europe, contre la veulerie des hommes des deux côtés du fouet, contre les faux destins. Il s'agit de se rendre soi-même à soi-même, dans la colère née "au bout du petit matin", dans ce chant de guerre contre le grand non ! adressé au nègre par l'occident subtil, dans la radicalité de cette "voix qui vrille la nuit et l'audience comme la pénétrance d'une guêpe apocalyptique" pour donner l'histoire et le monde aux hommes, à tous les hommes. Debout dans le refus de toute haine.
La langue de Césaire est comme un fouet en retour des supplices de l'esclavage. Elle n'est certes pas encore, et ne sera jamais, ce frémissant Français créolisé inventé au long d'une autre radicalité par les Glissant-Chamoiseau-Confiant. Mais elle chante comme rarement le Français, surréaliste dans la convocation de ses images, politique comme seul un poète peut l'être - jusqu'à la racine des os. Elle chante, racle, renâcle, évite la joliesse, déchaîne l'assonance, le rythme-tambour, la parataxe hardie, avive le souffle, brise l'assurance blanche du vers tout en rendant hommage, pourtant, à la langue porteuse de fers.
"Et sur ce rêve ancien mes cruautés cannibales :
(Les balles dans la bouche salive épaisse
notre cœur de quotidienne bassesse éclate
les continents rompent la frêle attache des isthmes des terres sautent suivant la division fatale des fleuves
et le morne qui depuis des siècles retient son cri au dedans de lui-même, c'est lui qui à son tour écartèle le silence
et ce peuple vaillance rebondissante
et nos membres vainement disjoints par les plus raffinés supplices
et la vie plus impétueuse jaillissant de ce fumier - comme le corossolier imprévu parmi la décomposition des fruits du jacquier !)
Sur ce rêve vieux en moi mes cruautés cannibales".
Césaire, clef pour comprendre l'une des âmes de la diaspora africaine - pour comprendre l'héritage encore vif de la culture du temps l'esclavage, pour comprendre ce qui unit d'intenable union les îles créoles-françaises et la métropole oublieuse - _volontairement_ oublieuse. Ce texte, écrit en bordure de guerre, un ou deux ans avant le règne pétainisant de l'amiral Robert, reste d'une actualité vive : nous avons besoin de son ton, de sa force, de son humanité violemment utopique, et de sa croyance en ce qui se joue de vie dans les apocalypses à consommer selon "l'oblique chemin des fuites et des monstres".