Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, Tome 4 : le centenaire (1994). Il a été publié pour la première fois en 1995, après une prépublication la même année dans le magazine Corto Maltese. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs qui compte 60 planches. Elle a été réalisée par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Ce tome a été réédité dans Carnets d'Orient - Intégrale : 1830-1954. Ce tome s'ouvre avec une introduction rédigée par Benjamin Stora (1950-).
En mai 1954, Marianne, une jeune femme étudiante aux beaux-arts, pose nue pour le peintre Adrien Marnier. Il lui indique quelle posture prendre : se tourner un peu plus vers lui, écarter un peu la cuisse droite, et il lui indique que sa plastique est parfaite, qu'elle est un modèle tellement stimulant pour l'artiste. En son for intérieur, elle pense que Marnier est assommant et qu'il est moche avec son bouc poivre et sel. Il imagine qu'il doit se croire encore séduisant, qu'il est le genre à vouloir coucher avec tous ses modèles. Peut-être que quand il était jeune ça marchait. Mais dormir avec lui, coucher dans le même lit, ça non ! Si encore, il avait du talent comme Matisse… La séance se termine, et Marianne va s'habiller derrière un paravent, en demandant au peintre de se tenir à distance. Alors qu'il indique que dans son métier travail et plaisir sont étroitement liés, elle lui rétorque que pas pour elle, afin d'être bien sûr qu'il ait compris.
Marianne se rend ensuite à la terrasse d'un café où elle retrouve d'autres étudiants des beaux-arts : Louis toujours sûr de lui, Lucien qui l'énerve avec ses allusions permanentes, Bébert, René et Maurice, pas vraiment jolis garçons, toujours à ricaner aux bêtises des deux autres. Ils papotent tranquillement, et quelques instants plus tard arrive Sauveur, étudiant en médecine. Il sort de son cours d'anatomie, et Louis répond qu'eux aussi suivent des cours d'anatomie, mais avec des modèles vivants plutôt que des natures mortes comme Sauveur. Ils décident d'aller se baigner sur une digue du port. Marianne se dit que Sauveur est joli garçon, mais qu'est-ce qu'il est timide ! Il la regarde tout le temps. Il croit qu'elle ne le voit pas, alors elle tourne la tête et elle le regarde droit dans les yeux, et il rougit. Il voudrait peut-être que ce soit elle qui fasse des avances. C'est au tour de Momo, le surnom d'Himoud d'arriver, alors que les garçons ont commencé à plonger dans l'eau. Momo plonge et nage mieux qu'aucun d'entre eux. Il paraît qu'il a été champion de natation, et il connaît Albert Camus. Il rentre d'ailleurs à la nage, jusqu'à la casbah. Sauveur déclare qu'il est temps pour lui aussi de rentrer, et Marianne déclare qu'elle l'accompagne, sous le regard envieux des autres garçons. Ils papotent tranquillement en marchant, parlant de leurs parents respectifs, comparant pour savoir s'ils sont modernes. C'est le cas de la mère de Marianne, ce n'est pas du tout le cas des parents de Sauveur qui tiennent un magasin à Bab El-Oued, et qui l'ont poussé dans les études, droit ou médecine, à son choix.
Le cimetière des princesses : un titre un peu mystérieux, évoquant le cimetière Sidi Ben Ali, à Alger, lieu de sépulture des princesses N'Fissa et Fatma, les filles de Hassan Pacha. le début ne déstabilise par le lecteur : des croquis et des esquisses de Marianne en train de poser nue, car l'artiste aime bien dessiner une femme nue par tome. La gêne du peintre montre bien qui a l‘ascendant sur l'autre et neutralise toute intention de ne voir en ce personnage féminin qu'un objet. Peu de pages après, le lecteur fait connaissance avec Sauveur, certainement le personnage principal du récit car il est masculin. Puis, le fil directeur apparaît : retracer le parcours du peintre Joseph Constant, c'est-à-dire le personnage principal du premier tome de la série. C'est un peu étrange, car déjà le tome précédent était bâti sur un principe similaire : Paul retournant dans les lieux de son enfance et de son adolescence. Néanmoins, le lecteur retrouve entier le plaisir de voir ces endroits de l'Algérie par des cases dont les traits encrés sont toujours aussi précis et ont gagné en souplesse, et dont la mise en couleurs a gagné en sophistication discrète, avec toujours cet usage limité de quelques cases en couleur directe pour indiquer qu'il s'agit de la vision empreinte du ressenti de celui qui regarde.
Il fait bon s'asseoir avec Marianne à la terrasse d'un café pour boire un verre avec ses amis des beaux-Arts, se promener dans une large artère le long du front de mer, profiter de la vue du jardin d'essai du Hamma, en forme d'amphithéâtre, devant le musée national des Beaux-Arts. le lecteur déambule ensuite dans la casbah en compagnie de Momo et Marianne, puis il roule en voiture entre deux champs de culture dans la Mitidja. Il reprend la route pour aller jusqu'à Constantine, ville construite sur un plateau rocheux. Il traverse le désert pour rallier Biskra. Il découvre la ville d'Orléansville après le tremblement de terre du neuf septembre 1954. En voyant ces paysages, il ressent l'affection que leur porte l'auteur, dans l'attention aux détails, à l'impression générale, à la luminosité. Il se montre autant investi pour reproduire l'urbanisme d'un quartier aussi particulier que la Casbah, que pour se être précis dans l'architecture des bâtiments, ou encore pour rendre compte de la réalité de la végétation de chaque endroit, plutôt que de se contenter de taches informes de vert. Il en va de même pour les différents intérieurs, tous empreints de la réalité socio-économique du propriétaire, de la cuisine modeste avec sa nappe à carreau de la famille de Sauveur, à la villa opulente de monsieur Amilcar.
Comme dans le tome précédent, l'auteur complète sa reconstitution historique en intégrant des documents d'archive aux pages d'intertitre : cartes postales d'époque d'Alger ou de l'Algérie, cartes routières Michelin. Pour ce tome, il dispose également de photographies d'époque. 7 mai 1954. La chute de Diên Biên Phu, après cinquante-cinq jours d'un combat impitoyable, avec la photographie de certains des seconds du général Castries : le colonel de Seguin-Pazzis, le lieutenant-colonel Langlais, le capitaine Touret, le lieutenant-colonel Bigeard. 18 juin 1854. le nouveau gouvernement de Pierre Mendès-France. Au premier rang (de gauche à droite sur la photographie) : MM. Berthoin, Mitterrand, Mendès-France, Coty, Hugues, Chaban-Delmas, Aujoulat. Les parachutistes coloniaux du colonel Bigeard défilant sur les Champs Élysées pour le quatorze juillet 1954. La page de signature du cessez-le-feu au Viêt-Nam, mettant fin le vingt-et-un juillet 1954, à plus de sept années de combat en Indochine. le dix septembre 1954, le ministre de l'Intérieur, François Mitterrand, se rend à Orléansville pour mesurer les dégâts et réconforter la population.
L'auteur a conservé la touche romantique qu'il affectionne pour les sentiments qu'éprouvent les personnages, mais avec une approche un peu plus moderne, les tourtereaux passant au lit, scène visuellement très chaste, avant le mariage. le lecteur peut trouver lesdits personnages plus touchants, plus incarnés que dans le tome précédent, à la fois visuellement et en personnalité, à commencer par Marianne. D'ailleurs, il apparaît vite qu'elle est le personnage principal du récit, un premier rôle féminin, doté d'un vrai caractère, sans être une maîtresse femme, ou une harpie insupportable, tout en devant composer avec la position de la femme dans la société à l'époque. Progressivement, il s'avère que le peintre Adrien Marnier dispose également de plus de personnalité qu'un simple frustré obsédé, et Sauveur est moins lisse et falot qu'il n'y paraît, tout en étant le produit de son éducation. La touche romanesque reste présente, mais le scénariste dose mieux ses ingrédients tragiques, et le lecteur se surprend à se prendre de pitié pour l'oncle Casimir Alban.
Étrangement, l'Histoire de l'Algérie semble passer quasiment en arrière-plan dans ce tome. le lecteur peut voir la différence de la société dans chaque lieu revisité, en comparant avec les images du premier tome qui se déroulait en 1830. Il reste surpris qu'il ne soit pas fait mention de la seconde guerre mondiale, de l'émergence de l'Étoile nord-africaine en 1926, première organisation revendicatrice des droits des Algériens, ou encore de l'Association des oulémas musulmans algériens, fondée en 1941, des massacres de Sétif et Guelma en mai 1945. le lecteur peut comprendre qu'il ne soit pas fait mention du Front de Libération qui n'apparaît qu'en 1954, dont l'influence se fera certainement sentir dans le tome suivant. Dans le même temps, le prénom de Marianne ne peut pas être anodin : celui de la figure symbolique de la République française. Dans la forme douce d'émancipation du personnage, le lecteur peut voir celle à venir de l'Algérie elle-même. Il constate la morgue hautaine du propriétaire monsieur Amilcar, incarnation d'une facette de la domination économique des colons, la déchéance de Casimir Alban et la manière dont ses anciens employés le traite, une scène des plus émouvantes. Il voit dans le destin du tableau de Joseph Constant, la confirmation de la fin d'une époque.
Ce tome commence par surprendre : son fil directeur qui semble répéter celui du tome précédent, avec un personnage qui retrace le voyage d'un autre, et l'absence de mention des revendications algériennes qui commencent à prendre la forme de mouvements organisés. D'un autre côté, Jacques Ferrandez a créé un personnage remarquable avec Marianne, jeune femme indépendante, et il rend touchant tous les autres personnages, même monsieur Amilcar tellement anxieux à l'idée que l'ordre établi soit fragile. La narration visuelle emmène le lecteur dans plusieurs régions d'Algérie, avec un attachement patent de l'artiste pour ces paysages. le lecteur referme ce tome avec la sensation d'avoir assisté à la fin d'une époque, d'une forme de douceur de vivre et d'innocence pour une partie de la population blanche. Extraordinaire.