Avant tout, il faut préciser que le James Bond littéraire et le James Bond cinématographique sont très différents et doivent le rester sur ce qui est de la psyché.
Physiquement, ils sont proches: Blancs aux cheveux noirs (oui, Daniel, complètement noirs !) coupés courts (oui, Pierce, on a dit toujours courts !), aux yeux bleus (Ah, ces écossais! Jamais comme les autres !). Manque la balafre qui ravagerait sérieusement le glamour de l'agent secret.
Ainsi que le symbole russe gravé sur sa main.
Physiquement, il doit ressembler un à Hoagy Carmichael ou au dessin fait par Fleming et un ami dessinateur: 1) Timothy Dalton, 2) Sean Connery, 3 George Lazenby, 4) Daniel Craig, 5) Pierce Brosnan et Roger Moore.
Le roman Casino Royale donne à voir un autre monde, celui des années 50, où le groupe à la mode est celui des Compagnons de la chanson.
Le Chiffre dirige un des mythes les moins connus de l'espionnage, une cinquième colonne communiste, ennemie de l'intérieur à la solde du SMERSH.
Bond pense que les femmes n'ont leur place qu'à la cuisine, Mathis que les ennemis de la nation, bons ou mauvais, sont des ennemis.
Un tableau authentique d'époque qui est en même temps une des plus belles caricatures grinçantes de ce jadis.
Plus intemporel, la peinture des êtres et des différents acteurs de l'intrigue, dressée à coups de métaphores animalières d'un acide et d'une poésie jouissifs. Autour d'une table de baccarat, une pieuvre, un crabe et un lévrier s'affrontent. Les animaux se métamorphosent en animaux et jamais les humains ne deviennent humains. On ne peut que penser aux célèbres tableaux de Cash Collidge d'une esthétique toute similaire.
Un hommage à la culture française (chansons, mots en français dans le texte) parfume l'atmosphère fébrile et glaciale du Casino Royale, des sentiments sont prêtés aux cartes
(on apprend par exemple que le 9 de coeur signifie "un murmure d'amour, un murmure de haine".)
Un jeu s'instaure entre l'auteur et le lecteur, jeu qui sera repris dans les films.
Chaque chapitre annonce dans son titre une citation du texte à venir. De même, le titre des films est en général présent dans un dialogue ou une action écrite/visuelle.
Reste en mémoire cette terrible scène de torture, sombre à souhait et presque épique
Le Chiffre devenant un cyclope à trois yeux!
On regrettera les excellents hommes de mains du Chiffre, Basil et le Corse, totalement oubliés par les trois adaptations cinématographiques du livre.
Pour ce qui est des regrets, la fin du roman apparaît comme une longueur s'achevant de façon assez brutale. Erreur corrigée par le téléfilm de 1953 et accentuée par les deux autres adaptations cinématographiques (le pompon revenant à celui de Campbell qui raconte l'avant partie de cartes, la partie de cartes, l'après partie de cartes, fourrant dans une aventure trois intrigue d'un coup!)
Autre doléance, la bêtise énervante de James Bond!
Capable d'un relativisme des points de vue, il s'enferme dans le manichéisme de Mathis face à l'exemple de Vesper qui, au contraire, aurait dû l'inviter à plus de clarté d'esprit!
Et bien avant, dans une scène de repas aux chandelles, Vesper a cette belle phrase: "Les gens sont comme des îles, ils ne se touchent jamais vraiment. Aussi proches qu'ils soient, quelque chose les sépare." Par cette phrase, elle tente de lui faire comprendre la situation dans laquelle elle se trouve. James Bond se demande si elle n'a pas le vin triste et désespère de pouvoir coucher avec elle le soir même.
Casino Royale est un livre pour comprendre le personnage de James Bond, comprendre comment le cinéma s'en est emparé et comprendre la stérilité du débat: James Bond noir, James Bond gay?
Et surtout, c'est une plongée dans un monde proche du notre et pourtant rendu si différent par le temps, les idées, la vision de Fleming, qui abrite un succulent bestiaire humain.
Casino Royale est une oeuvre littéraire qui s'ignore.