Pour commencer, une métaphore facile: je me suis ensablé dans ce livre.
Alors que je dois avaler la sélection Goncourt au pas de charge, je me retrouve à prendre plus de deux semaines pour seulement l'un d'entre eux. Cela demande réflexion. Qu'y-a-t-il de si résistant dans ce roman? Ce n'est pas le style, plutôt alerte et fleuri, cueillant au passage les fruits blets du lieu commun, notamment dans les passages amoureux: "Ils étaient jeunes; ils étaient beaux. rien ne les retenait, explorateurs d'un monde naissant qu'ils créaient en bougeant, en souriant, en parlant."; car le cliché fait glisser le pavé comme le vin la pintade un peu dure. Ce n'est pas l'épaisseur du monde ressuscité, Égypte pré-nassérienne dont on connaît essentiellement les costumes de toile anglais. C'est un plaisir un rien casanier que de retrouver cette vieille ambition romanesque, pleine de petits faits vrais, commentant l'emploi du mot local. J'imagine que cette distance teintée d'anthropologie d'avec l'action me serait moins supportable si l'univers sur laquelle elle s'exerce était moins exotique, si Tobie Nathan m'expliquait les rites du supermarché plutôt que les danses de possession fertilisantes. Néanmoins, c'était plaisant, sans mélange, car j'aime assez apprendre des trucs dans les romans, et me laisser bercer par l'illusion du vrai, de la réalité retrouvée.
Non. Je crois que ce ralentissement est dû à une qualité du livre, ou plutôt au renoncement à une facilité. L'ensemble du récit se fait sous le signe d'une fin attendue, redouté mais prévisible. Une fois engagé dans sa voie, aucun personnage ne la quitte, même si Tobie Nathan se garde bien de convoquer à la légère le Destin ou la Volonté de Dieu. Pire: alors que le roman est à la balzacienne troisième personne, quelques chapitres sont narrés par Zohar, désamorçant toute crainte pour sa vie, actant très rapidement son exil, et ombrant très rapidement les commentaires du narrateur "absent" du savoir rétrospectif propre au vieil au soir de sa vie du roman-mémoire. A partir de la naissance de Zohar, que le quatrième de couverture évente alors que l'on met en doute sa survie, toute situation dramatique est désamorcée, au profit de la catastrophe finale. Disons que ça spoile pas mal, quoi, et que la lecture n'est plus entraînée par l'hameçon du "va-t-il s'en sortir?". Les surprises du livre viennent de la perversité de certains personnages, ou de l'évanescence atypique de Zohar, joli personnage-fumée. Et je regrette d'être de ces poissons qui regrettent qu'on ne les pêche pas plus vigoureusement, et de ne pas savoir me contenter des éclats de ce monde englouti; car il s'agit bien de cela, de faire surgir de l'inépuisable tasse de thé une couleur disparue, une atmosphère bientôt oubliée: ambition que la littérature contemporaine néglige souvent, que Tobie Nathan relève ici, et réussit occasionnellement, quand ses moyens - le cliché, l'Histoire, les rites aimés de l'anthropologie - se croisent dans quelques scènes: les juifs recrutés par les Italiens pour saluer d'un bras fasciste la visite d'un dignitaire du Duce, la soirée orgiaque où les trois copains juifs consolent lascivement les Anglaises aux maris militaires absents, l'escapade dans le désert du roi Farouk et de sa maîtresse.
Alors que je finis cette critique, je pense aux deux suivantes; car désensablé, j'ai dévalé la pente des deux romans suivants, avec cette joie que procure la facilité. Pourtant, la consistance de Ce pays qui te ressemble n'en ressort que mieux: là se trouve quelque chose qui, peut-être, me restera en mémoire.

Surestimé
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le 16 oct. 2015

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