À Macondo, par-delà la Sierra, j'ai vu la Genèse et l'Exode. J'ai vu le péché originel, le meurtre d'Abel par Caïn, le Déluge et les plaies d'Égypte. J'ai vu une ville sortir de terre et survenir des miracles en tout genre. J'y ai vu Rachel pleurant ses enfants disparus et ouvrir sa porte à de nouveaux orphelins. J'ai été témoin de l'assomption de la Vierge Marie et de l'ascension de notre seigneur Jésus-Christ, et des défunts qui ressuscitent, par lassitude de la mort ou fidélité à la vie.
J'ai ressenti la Colombie, ses forêts de perruches et ses récifs où viennent s'échouer les alizés Caribéens. J'ai flâné dans les ruines des temples précolombiens, découvrant au hasard d'un chevet d'autel de sacrifice une armure oxydée d'un conquistador. Je me suis laissé perdre entre le Nouveau Monde et une civilisation millénaire, entre baptême chrétien et rites païens. J'ai été témoin de guérillas, de révoltes, de juntes et de guerres civiles, sur fond d'amnésie et de réécriture de l'histoire. J'ai vu les rouages de l'industrie écorcher la peau d'une nature endormie, les bananiers remplacer les Palmiers de cire de Quindio.
De ce récit, il est difficile d'établir un personnage principal. Nous glissons au fil des branches de l'arbre généalogique des Buendia sans trouver de point d'accroche. Le patriarche José Arcadia Buendia ? Il est trop affairé à disserter attaché à son arbre avec les fantômes de sa nostalgie. On pourrait envisager Le colonel Aureliano Buendia comme protagoniste, étant donné qu'il ouvre le roman, mais je pense qu'il préfèrerait qu'on le laisse tranquille à combattre ses vieux démons avec ses poissons dorés. La bonne mère Ursula est bien trop occupée à donner du sens au Capharnaüm qui lui sert de foyer, à elle et à son ingrate descendance. La mort, quant à elle, serait une candidate idéale. Elle et ses catafalques accompagnent le lecteur tout au long du roman, tout comme la vie qui vient hanter chacune des pages de celui-ci. Cette alliance inopinée nous offre un récit imprégné du souffle de l'existence.
De cette nouvelle Jérusalem tant espérée des aïeux, l'oubli finira par triompher. Les souvenirs et les désillusions disparaitront, tout comme les légendes de ces héros de guerre à l'origine de trente-deux soulèvements armés et de dix-sept enfants mâles qui furent exterminés l'un après l'autre dans la même nuit, alors que l'aîné n'avait pas trente-cinq ans, dont il ne restera pas un seul poisson d'or. La solitude, comme elle l'a toujours été depuis la pose de la première pierre de la maison des Buendia, continuera de se pavaner en reine dans les rues, se plaisant à déchirer l'existence de ses habitants. Marqués du sceau de l'infamie par les vielles prophéties, il n'y aura ni salut ni rédemption pour les Buendia, qui sombreront dans la décadence. Des vents apocalyptiques finiront d'emporter notre Babylone, elle et toutes ses mémoires, ne pouvant lutter contre le destin qui lui avait été prédit un siècle auparavant.