J'ai tendance à coller des 8-9 à tous les ouvrages se réclamant de l'Oulipo pouvant me tomber sous la main, et pourtant je ne peux m'empêcher de penser que ceux-ci sont, d'une certaine manière, surestimés, car pour la plupart ce sont juste de bonnes grosses blagues (ou alors, c'est la littérature non-oulipienne qui est surestimée, et qui, par un effet de comparaison probablement inadapté, rend la littérature oulipienne également surestimée). Mais bon, après tout, une bonne blague mérite bien une bonne note.
Considérations numériques mises à part (pas vraiment, en fait, la suite de ce texte moissonnant allègrement le champ lexical du nombre), 10^14 de Poèmes (appelons ce livre ainsi: la forme mathématique, même si elle manque des allitérations de la forme textuelle, est plus pratique à écrire, et également bien plus ridicule, donc plus amusante) est un ouvrage qui se présente sous la forme de dix sonnets dont les vers sont interchangeables, permettant ainsi de créer par combinaison 10^14 poèmes différents. Difficile d'aborder la forme de l'oeuvre sans parler également de la forme de l'ouvrage qui la contient. Généralement, 10^14 de Poèmes est édité sous la forme d'un gros album hors de prix, dont les pages rigides sont séparées en 14 lamelles, une par vers, permettant ainsi de les permuter de la façon voulue. Les dix pages composant l'oeuvre (je mets de côté page de titre, page de garde, achevé d'imprimer et tous ces trucs que j'adore inutiles au commun des mortels) sont donc à multiplier par 14 (voire plus, quand on compte les sauts de ligne). La qualité d'un livre étant toujours liée à son nombre de pages, d'un coup ce recueil a moins l'air d'une arnaque.
(Apparemment 10^14 de Poèmes figure également dans les oeuvres complètes de Queneau en Pléiade. J'ignore comment ils se sont débrouillés pour la mise en page, mais rien qu'à l'idée d'imaginer un volume de la Pléiade avec dix pages tailladées, je sens venir le fou rire.)
Bien entendu, le procédé n'est pas nouveau. Les surréalistes pratiquaient déjà le cadavre exquis, et on retrouve le coup des pages en lamelles dans environ 78.10^3 albums pour enfants (l'ouvrage de Queneau a-t-il eu un impact sur le développement de cette forme, je l'ignore). Mais 10^14 de Poèmes est également intéressant parce qu'il massacre habilement la forme poétique elle-même, à une époque où faire de la poésie se résume généralement à lancer des vers tel un Prévert (cet octosyllabe est immonde, je sais). La plupart des poèmes ainsi créés n'ont aucun sens (ou pire, une grammaire approximative), mais sont pourtant ainsi bien plus proches de l'essence même de la poésie que la rimaille ridicule qu'on nous sert sous cette forme: grâce à ces associations incongrues, le lecteur doit faire appel à son imagination pour tenter de créer du sens. Pour vous donner un aperçu de ce que ça donne:
Lorsqu'un jour exalté l'aède prosaïse
Pour consommer un thé puis des petits gâteaux
Sur l'antique bahut il choisit sa cerise
Et tout vient signifier la fin des haricots
Quand on prend des photos de cette tour de Pise
Où venaient par milliers s'échouer les harenceaux
De la mort on vous greffe une orde bâtardise
Elle effraie le Berry comme les Morvandiaux
Du Gange au Malabar le lord anglais zozotte
Le lâche peut arguer de sa mine pâlotte
Le chemin vicinal se nourrit de crottin
Cela considérant ô lecteur tu suffoques
Grignoter des bretzels distrait bien des colloques
Toute chose pourtant doit avoir une fin
[egwa]*
Depuis, beaucoup se sont lancés dans le poème combinatoire, et des variantes informatiques avec des générateurs aléatoires de poèmes et assimilés ont été mises en place (c'est d'ailleurs l'un de ces trucs qui m'a donné envie de faire cette critique: http://mob1951.pagesperso-orange.fr/poesie.htm).
*(Cette suite de lettres désignait l'emplacement réservé au poème lorsque j'ai rédigé ce texte au brouillon. J'ai décidé de la laisser en recopiant le texte. J'aime bien son côté énigmatique.)