Chanson douce
7.2
Chanson douce

livre de Leïla Slimani (2016)

Il y a quelques années, j’avais lu, dans un magazine, un terrible fait divers : dans un quartier huppé de New-York, une nourrice avait assassiné les deux enfants qu’elle gardait alors qu’ils prenaient leur bain. Terrifiant. Quelques photos de cette femme tenant dans ses bras les deux enfants au visage flouté illustraient l’article. Et je me souviens précisément ce qui avait particulièrement retenu mon attention : des photos de vacances, suggérant une certaine proximité voire intimité entre la nourrice et la famille. Comment était-ce possible d’en arriver là ? Je ne comprenais pas.
Dans le livre de Leïla Slimani, la mère s’appelle Myriam. Elle a fait des études de droit mais finalement n’a jamais exercé : elle s’est rapidement trouvée enceinte de Mila puis d’Adam.

Si elle a adoré ses premiers mois « cocooning » auprès de ses enfants, consacrant tous ses jours et toutes ses nuits à sa progéniture, elle a senti très vite qu’elle avait besoin de passer à autre chose. « Ils me dévorent vivante », se plaignait parfois celle qui avait fini par éprouver une joie extrême dans le vol de petites bricoles sans valeur au Monop’ du coin ! (Comme quoi, la folie ne guette pas que certains…)
Myriam a fait des études brillantes, elle a envie d’exercer et de retrouver une certaine forme de liberté. La rencontre d’un ancien condisciple travaillant dans un cabinet d’avocats va lui ouvrir des perspectives : elle va pouvoir prendre une activité et cesser de se mettre entre parenthèses. Son mari étant de son côté fort occupé par son travail, trouver une nourrice va très vite leur sembler la seule solution possible.
Ils ne veulent pas d’une nounou ayant encore des enfants en bas âge : elle doit être disponible. Une nourrice maghrébine qui se mettrait à parler arabe avec Myriam, risquant par là même de créer une complicité au nom de « la solidarité d’immigrés », ne serait pas non plus souhaitable : chacun à sa place.
Leurs désirs étant posés, ils cherchent. Pas facile de trouver de nos jours une nourrice disponible à Paris !
Puis, Louise se présente avec son petit chignon et son col Claudine. Très « propre sur elle ».
Son mari est mort, sa fille de vingt ans partie : parfait, se disent les parents. C’est celle qu’il nous faut : « Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses. »
Louise est la nourrice idéale : elle aime les enfants, joue de bon cœur avec eux, raconte mille histoires, est une cuisinière hors pair, nettoie la maison du sol au plafond. Discrète, efficace, économe, docile, elle devient très vite indispensable… au grand bonheur des parents qui en profitent pour s’adonner corps et âme à leur activité, pour sortir le soir avec un brin de culpabilité vite noyé par quelques verres de vin et des fous rire.
Louise « assure » : elle est là de plus en plus tôt, repart de plus en plus tard. « La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. Elles soulèvent un divan, poussent d’une main une colonne en carton, un pan de mur. Louise s’agite en coulisses, discrète et puissante. C’est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial. On la regarde et on ne la voit pas. Elle est une présence intime mais jamais familière. »
Qui est Louise ? Là est la question essentielle de ce roman terrible et fascinant, de cette tragédie de la vie. Les parents imaginent à peine qu’elle puisse avoir une vie en dehors de chez eux et sont très étonnés de la surprendre un jour dans un quartier éloigné du leur. Ils sont aussi surpris de prendre conscience soudain qu’elle peut, elle aussi, tomber malade (ah, tiens, j’avais oublié qu’elle était un être humain avec un corps !). Louise a pourtant eu une vie avant et en a encore une le soir lorsqu’elle rentre chez elle dans sa banlieue terne et sale, dans son meublé impersonnel et froid, enfin, une vie, façon de parler…
Et ce pan de l’histoire qui va se soulever progressivement nous permettra de comprendre le cheminement terrible de cette femme à travers une vie de privations et de renoncements, de silences et de souffrances, de sacrifices et de peines, une vie qui l’a dépossédée de tout, y compris d’elle-même.
Finalement, le seul endroit où elle existe encore, c’est chez Myriam et Paul : là, sa vie a peut-être encore un sens, elle se sent chez elle, faisant partie de la famille : « Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle. » D’ailleurs, Myriam le lui a dit : « Vous faites partie de la famille. »
Mais les tensions, les incompréhensions, les non-dits s’accumulent chaque jour et les enfants grandissent… Il arrivera un temps où ils n’auront plus besoin d’elle…
Non, Louise n’est pas un monstre mais une femme ordinaire que la vie a ravagée, a usée jusqu’à la corde, la vidant de son être, la réduisant à un corps sec et une âme en miettes.
Oui, elle aimait les enfants qu’elle a tués, oui elle a sombré lentement. Une chute de chaque jour : toujours un peu plus bas, toujours un peu plus vite. Un siphon qui l’entraîne vers le fond. Et ce que j’ai trouvé absolument remarquable dans ce roman, c’est la façon dont l’auteur nous donne à voir cette lente noyade, cette agonie quotidienne, cet enfoncement inexorable dans les sables mouvants de la détresse, de la solitude et de la folie jusqu’à l’acte final.
Ce roman pose la question de la responsabilité. Louise est-elle coupable ? A coup sûr, autant victime que coupable !
« Tout le monde semblait avoir quelque part où aller » remarque Louise observant les gens dans la rue. Elle, « elle n’a jamais eu de chambre à elle ». Alors, « elle n’a qu’une envie : faire monde avec eux, trouver sa place, s’y loger, creuser une niche, un terrier, un coin chaud. » Faire partie de quelque chose, appartenir à quelqu’un. Être, tout simplement.
Face à ce mur qui s’élevait chaque jour devant elle, un mur épais, infranchissable l’empêchant à tout jamais de rejoindre les autres, ceux qu’elle aimait, elle s’est retournée contre eux et contre elle-même.
Un roman magistral très maîtrisé, une tragédie des temps modernes qui mérite largement le prix qui lui a été attribué.
Franchement, bravo !


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lireaulit
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le 9 déc. 2016

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