Je ne peux pas parler de Chaque homme dans sa nuit sans parler d'Adrienne Mesurat, que j'ai lu juste avant, et qui fait à mes yeux figure de chef-d'oeuvre. C'est parce que j'ai aimé Adrienne Mesurat que j'ai décidé d'acheter, un peu au hasard, un autre roman de Julien Green. Mon choix est tombé sur celui-là, entre autre à cause du titre qui vient d'un vers de Hugo.

Eh bien je suis infiniment déçu. Adrienne Mesurat est une histoire simple et pure, pleine de lenteurs oppressantes, où il ne se passe pas grand chose mais où Julien Green raconte magistralement la descente d'une âme vers la folie. Au contraire, Chaque homme dans sa nuit est un roman frénétique, où tout s'enchaîne trop vite, où l'on n'a jamais le temps de se poser. Les personnages secondaires, Max, Freddie, Angus, Tommy, et surtout les époux Knight, sont artificiellement placés par l'auteur sur le chemin du pauvre Wilfred, dont le coeur et les tripes font des montagnes russes. Mais le voir passer, en quelques pages, et perpétuellement, d'une piété hystérique à l'assomption de la débauche, et vice versa (si j'ose dire), cela finit par donner la nausée. D'ailleurs, n'est-ce pas une facilité que de présenter le clivage intime de Wilfred essentiellement sur le mode de la succession plutôt que sur celui de la simultanéité ? L'étalement temporel fait que le héros a des "phases" - il enchaîne les plans culs, et puis il devient pieux, et puis, etc. Mais si c'est une manière efficace de mettre en scène le conflit de la foi et de la chair, c'est un choix qui le prive sans doute de son intensité : Wilfred ne vit jamais ensemble, ou rarement, les différents termes de sa contradiction personnelle. Il faut bien qu'il meure, au bout du compte : il n'y a pas tellement d'autre moyen de mettre fin à ce laborieux tourniquet. Et puis ils sont sans consistance, tous ces personnages qui incarnent, trop évidemment, des types religieux et amoureux : il y a l'homosexuel agnostique mais inquiet, le protestant marié, austère et menaçant, le catholique dépravé et à moitié fou... Cela ressemble, à la longue, à un exercice de style.

Autre chose. Je suis athée, je ne sais pas ce qu'est un chapelet "indulgencié" (je m'en fiche), et j'ai eu beaucoup de mal à me sentir concerné par les tourments religieux du héros. Damné, pas damné ? Je ne suis pas insusceptible d'empathie avec les catholiques en déréliction, et certains volumes du Journal de Julien Green m'ont presque tiré des larmes. Mais là, c'est trop. Et vraiment, parfois, on n'y croit plus : la conversation entre Wilfred et son patron, dans la chambre du premier, à propos de la foi, est proprement invraisemblable. Combien de pages passe-t-on à se demander qui a la foi, laquelle, et à quel degré au juste ?

Reste que Green est un grand romancier. Par le style, et par les peintures psychologiques qui, parfois (mais pas toujours), nous touchent à l'estomac. Mais si je l'aime, c'est aussi parce que je comprends, ou parce que je crois comprendre, le sens de ses ratages et de ses faiblesses.
Gauvain
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le 23 janv. 2015

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