Check & Mate
7.2
Check & Mate

livre de Ali Hazelwood (2023)

Ali Hazelwood est très forte : elle écrit toujours le même livre, et pourtant ce n’est jamais exactement, et même pas du tout la même chose. Exit les STEM, son trésor de guerre ; et avant de se lancer en romantasy (Bride est paru après ; j’ai travaillé ma chronologie…), détour par les échecs. Parce que pourquoi pas ? On comprend vite pourquoi : c’est un milieu d’élite, compétitif et réservé aux hommes. Comme les STEM. On retombe toujours sur nos pattes hazelwoodiennes…

Check & Mate reprend la formule habituelle de l’autrice, avec des curseurs poussés différemment pour correspondre à la cible Young Adult de ce livre – alors que les autres visent un public adulte ; elle l’écrit en remerciements : Mallory Greenleaf (oui, comme Legolas ; non, ce n’est jamais expliqué et oui, c’est un mauvais nom), jeune ex-prodige des échecs de 18 ans accepte de jouer un tournoi de charité pour faire plaisir à sa meilleure amie Easton, quatre ans après avoir raccroché les gants. Puisque les échecs, comme le vélo, ne s’oublient pas, elle gagne tous ses matches jusqu’à se retrouver face au jeune n°1 mondial, la star Nolan Sawyer, 20 ans, « sex-symbol de la génération Z » (p. 6) tel qu’introduit en prologue par un présentateur de talk-show. Contre toute attente, elle le bat (aux échecs) et s’enfuit. À partir de là, Mallory, devenue un phénomène des réseaux sociaux des échecs et au-delà, va revenir au plus haut niveau de ce sport, dont on comprend qu’elle l’avait abandonné sur fond de culpabilité familiale et de mort du père, tout en devant assurer la subsistance de ses deux petites sœurs, des personnages formidables, et sa mère malade dans des États-Unis sans Sécurité sociale.

C’est une romance maligne et mignonne entre Mallory et Nolan, jeune homme typiquement hazelwoodien : grandes mains, voix profonde qu’il utilise avec parcimonie, bon conducteur ; bref, « ténébreux, étrange, irrésistible » (p. 118). En revanche, et pour une fois, on ne sait rien de la taille de son sexe puisque la scène est ellipsée élégamment, littérature jeunesse oblige – d’ailleurs, la configuration sexuelle est ici inversée puisque Mallory est initiée et active, et Nolan vierge. Comme d’habitude, l’héroïne ne se rend pas compte qu’il est fou amoureux d’elle. Et comme Hazelwood est maligne (j’ai l’impression de me répéter à chaque livre, mais je n’y peux rien si elle est forte), la romance est imbriquée dans un roman d’apprentissage assez classique sur fond d’échecs. Contrairement à Sally Rooney qui, dans Intermezzo, ne décrivait pas les parties et ne rentrait pas trop dans les détails du milieu, Ali Hazelwood y va joyeusement et décrit longuement les matches, le système de classement, les tournois… Je connais le principe des échecs sans y jouer moi-même ; dans tous les cas, décrire les jeux en littérature est un exercice périlleux. J’ai le souvenir d’une partie de belote racontée par Matthias Énard dans Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs : à l’époque, je ne connaissais pas les règles et n’avais absolument rien compris. Là, Hazelwood y va et même si quelques détails nous échappent, la narration indirecte libre depuis Mallory transforme le jeu, mécanique et savant, en sensations. Ça fonctionne.

Les personnages sont assez jeunes mais d’une maturité impressionnante : c’est tout à fait justifié par leur parcours de vie (et leur condition socio-économique) et permet l’identification d’un lecteur plus vieux comme moi. Pour les plus jeunes, à qui le roman est destiné, je ne sais pas trop si cela limite le livre. À part cette vague réserve, je marche à fond : le rythme slowburn de la romance (remarquez que j’apprends de nouveaux termes techniques à chaque fois), le fond de l’intrigue, féministe et sociologique plus que psychanalytique (assez rare en jeunesse), les personnages secondaires (le génial collègue de bureau Oz, grand maître asocial et acariâtre, très probablement HPI), et toujours le style et l’humour de l’autrice, distillé par petites touches. La meilleure amie Easton est surnommée « Bret Easton Ellis » dans le téléphone de Mallory ; je ris. La rencontre de Nolan avec les petites sœurs et la mère au début du roman est hilarante.

J’avais écrit, au début de cette exploration de la New Romance, que je ne lirais pas les œuvres complètes d’Ali Hazelwood. Je ne renie rien de ce que j’ai pu en écrire ; seulement constater que sur ce point, j’ai eu tort.

antoinegrivel
8
Écrit par

Créée

le 28 déc. 2024

Critique lue 15 fois

Antoine Grivel

Écrit par

Critique lue 15 fois

Du même critique

Cher connard
antoinegrivel
7

Être V. Despentes est toujours une affaire plus intéressante à mener que n'importe quelle autre

Dissipons le malentendu tout de suite : ce n'est pas un très bon roman. Le dispositif narratif en conversation épistolaire tourne vite à vide, quoique fort divertissant les cent premières pages. Ce...

le 22 août 2022

42 j'aime

3

Connemara
antoinegrivel
7

La méthode Mathieu

Ouvrir un roman de Nicolas Mathieu, c'est un peu comme ouvrir un Houellebecq : on sait ce qu'on va lire, avec quelques variations à chaque fois, et on n'est jamais déçu. La méthode Mathieu, c'est...

le 10 mai 2022

30 j'aime

Veiller sur elle
antoinegrivel
5

Laurent Gaudé en Italie du Nord

Je sais bien qu'il ne faut jamais regarder les bandeaux, que c'est une ruse d'éditeur. Je me sens trompé par Olivia de Lamberterie, que j'adore. Une "émotion exceptionnelle", tu parles... Au moins,...

le 8 nov. 2023

17 j'aime

13