L'osmose parfaite entre la forme et la pensée qui l'anime ! Autant dire que ce petit conte cruel et savamment troussé est un régal comme on en trouve peu, surtout condensé en si peu de pages. En général, je considère qu'un récit de moins de 500 pages n'a pas le temps de se déployer pour acquérir la grandeur qui capte mon attention tout entière. Je retire ce que j'ai dit : en 200 petites pages bien senties, Colette nous brosse un tableau d'une densité rare, à couches et à tiroirs, qui lui permet d'aborder un nombre incalculables d'aspects de nos vies de bipèdes, de sexe féminin en particulier. Alors évidemment, c'est peut-être mieux de le lire à l'âge de l'héroïne, qui est aussi le mien, quand tout commence à partir subtilement en vrille sans avoir franchement dévalé la moindre pente encore, mais je parierais que l'art de l'autrice est amplement suffisant pour toucher même la fraîche gourgandine qui aborderait ces lignes avec toute la naïveté de sa ferme jeunesse. Voire le bûcheron lettré qui se savourerait un petit roman sur les demi-mondaines entre deux abattages. Enfin, je prête à ce récit pétillant et tragique des vertus universelles impossibles à ignorer. Et j'en profite pour proclamer haut et fort la valeur d'une adjectivation réussie, à l'heure où l'on nous rebat si fréquemment les oreilles avec des "styles à l'os", épurés, c'est-à-dire privés de toute l'écume frémissante de ces adjectifs si précieux dont regorge notre langue. C'est bien joli de vouloir publier des histoires courtes (essentiellement parce que les lecteurs peu endurants s'épuisent à partir de la page 10), il ne faudrait tout de même pas faire l'impasse sur cette corne d'abondance que représente l'épithète dans notre langue... Honnêtement, je garderai en mémoire longtemps les images de ce "cou de dindon coriace", ou des ces boudins "dodus" sur un édredon, ou encore de ces coquettes "affligeantes" ou "viriles", selon les cas, élevées au rang de paradigmes par un adjectif tellement bien senti que j'aurais pu sauter de ma chaise à chaque ligne en poussant des gloussements de contentement. En fait, je crois que j'ai fait ça à plusieurs reprises. Cerise sur le gâteau, j'ai lu ledit bouquin à Saint-Sauveur-en-Puisaye, dans une rue parallèle à celle de la maison que Colette occupa jusqu'à ses 18 ans, et, entre deux chapitres, j'ai suivi le sentier de promenade qu'elle empruntait souvent dans le village, de l'église sans clocher au cèdre bicentenaire rapporté d'Egypte par l'aide de camp de Kléber, ça ne s'invente pas. De quoi ancrer cette histoire de déclin profondément dans le palmarès de mes sensations littéraires les plus vives. Dès que je remets un pied en ville, je me rue sur la suite de la production de cette écrivaine hors pairs, si prompte à rire d'elle-même et douée d'une acuité si frappante dans le choix de ses mots.