Chéri
7.3
Chéri

livre de Colette (1920)

"Beaucoup plus qu'une histoire de gigolo"

Mon titre est simplement la reprise du mot d'accroche étalé en grand en quatrième de couverture.
Le roman date de 1920, mais il existe une concurrence entre le roman et la pièce de théâtre. L'adaptation du roman en pièce de théâtre date de 1921, mais la première esquisse du roman daterait de 1912 et le projet d'adaptation théâtrale aurait commencé à faire son chemin dès 1919.
Pourquoi est-ce important de le préciser ? Tout simplement, parce que Chéri est sans doute le roman le plus célèbre de Colette et celui qui l'a enfin imposée au devant de la scène littéraire à 47 ans, et cette célébrité semble en partie due à l'éclat très particulier des premières pages du roman qui ont la forme d'un dialogue ciselé entremêlé de quelques interventions du narrateur.
Le roman dans l'ensemble est très bon, mais le style est particulièrement prenant dans le premier tiers ou la première moitié du roman, et surtout le lecteur devrait sentir le caractère magistral des toutes premières pages. C'est très difficile d'en parler, car une partie de la réussite est dans l'alchimie du rythme qui claque, mais sans être trop court ou trop long, avec une sorte de clarté et des pulsations rapides dans le roulement des phrases. Le premier alinéa contient des répétitions qui invitent à penser que l'autrice avait une sorte de musique dans la tête qui a divinement accompagné la rédaction de ce dialogue initial. Plusieurs répétitions se font sentir dans l'extrait que je cite plus bas. Flaubert aurait des attaques d'apoplexie. Mais les répétitions ne sont pas le seul moteur de la construction efficace du rythme avec des phrases qui ne s'alanguissent pas, qui ont une construction brève, mais bien articulée. La syntaxe et le lexique sont travaillés, recherchés, éloquents, mais sans monter dans les tours, ce qui favorise une scène de dialogue très vivante, d'un niveau d'élocution soutenu mais qui reste du domaine de l'humain qu'on désire atteindre spontanément. Même si certaines affectations mécaniques ressortent, le style est léger et aérien, on sent le dialogue de personnages qui s'amusent. Le récit a une respiration rythmique remarquable qui se ressent. Ne vous occupez des tours affectés avec les adjectifs "forgé" et "ciselé", laissez-vous porter par le sentiment du rythme qui va aller très loin :


*



"Léa ! Donne-le--moi, ton collier de perles ! Tu m'entends, Léa ?
Donne-moi ton collier !" Aucune réponse ne vint du grand lit de fer
forgé et de cuivre ciselé, qui brillait dans l'ombre comme une armure.
"Pourquoi ne me le donnerais-tu pas, ton collier ? Il me va aussi bien
qu'à toi, et même mieux !" Au claquement du fermoir, les dentelles
du lit s'agitèrent, deux bras nus, magnifiques, fins au poignet,
élevèrent deux belles mains paresseuses. "Laisse ça, Chéri, tu as
assez joué avec ce collier.
- Je m'amuse... Tu as peur que je te le vole ?" "Devant les rideaux roses traversés de soleil, il dansait, tout noir, comem u
ngracieux diable sur fond de fournaise. Mais quand il recula vers le
lit, il redevint tout blanc, du pyjama de soie aux babouches de daim.
"Je n'ai pas peur, répondit du lit la voix douce et basse. Mais tu
fatigues le fil du collier. Les perles sont lourdes.
- Elles le sont, dit Chéri avec considération. Il ne s'est pas moqué de toi, celui qui t'a donné ce meuble." Il se tenait devant
un miroir long, appliqué au mur entre les deux fenêtres, et
contemplait son image de très beau et très jeune homme, ni grand ni
petit, le cheveu bleuté comme un plumage de merle. Il ouvrit son
vêtement de nuit sur une poitrine mate et dure, bombée en bouclier, et
la même étincelle rose joua sur ses dents, sur le blanc de ses yeux
sombres et sur les perles du collier. "Ote ce collier, insista la
voix féminine. Tu entends ce que je te dis ?" "Immobile devant son
image, le jeune homme riait tout bas : "Oui, oui, j'entends. Je
sais si bien que tu as peur que je te le prenne !
- Non. Mais si je te le donnais, tu serais capable de l'accepter." Il courut au lit, s'y jeta en boule : "Et comment ! Je suis
au-dessus des conventions, moi. Moi je trouve idiot qu'un homme puisse
accepter d'une femme une perle en épingle, ou deux pour des boutons,
et se croie déshonoré si elle lui en donne cinquante...
- Quarante-neuf.
- Quarante-neuf, je connais le chiffre. Dis-le donc que ça me va mal ? Dis-le donc que je suis laid ?" Il penchait sur la femme
couchée un rire provocant qui montrait des dents toutes petites et
l'envers mouillé de ses lèvres. Léa s'assit sur le lit : "Non, je
ne le dirai pas. D'abord parce que tu ne le croirais pas. Mais tu ne
peux donc pas rire sans froncer ton nez comme ça ? Tu seras bien
content quand tu auras trois rides dans le coin du nez, n'est-ce pas
?" Il cessa de rire immédiatement, tendit la peau de son front,
ravala le dessous de son menton avec une habileté de vieille coquette.
Ils se regardaient d'un air hostile ; elle, accoudée parmi ses
lingeries et ses dentelles, lui, assis en amazone au bord du lit. Il
pensait : "ça lui va bien de me parler des rides que j'aurai." Et elle
: "Pourquoi est-il laid quand il rit, lui qui est la beauté même ?"
Elle réfléchit un instant et acheva tout haut sa pensée : "C'est
que tu as l'air si mauvais quand tu es gai... Tu ne ris que par
méchanceté ou par moquerie. ça te rend laid. Tu es souvent laid.
- Ce n'est pas vrai !" cria Chéri, irrité. [...]



*
J'abrège la citation, elle est assez longue pour apprécier ce démarrage rythmé du roman.
Le roman est particulièrement sulfureux pour l'année 1920. La sensualité libre et désinvolte de l'extrait cité révèle bien sûr un des attraits de ce roman à l'époque. Nous apprécions aussi les tensions du langage, les effets implicites des reparties, etc., les saillies.
Ce sont bien les deux personnages principaux et des thèmes essentiels sont déjà mis en place. Léa est une femme entretenue qui arrive à l'âge mûr et qui va se faire entretenir par le héros qui donne son surnom en titre au roman. Chéri est assimilé à plusieurs reprises ici à une femme entretenue, faisant sentir l'inversion des rôles, il est assis en amazone, convoite un collier de perles, etc. Un trait de caractère intéressant, c'est qu'il a des propos durs et railleurs malgré l'emprise de sa séduction sur Léa. Lui est évidemment très jeune. Le roman raconte une histoire d'amour entre deux êtres qui n'ont pas le même âge. La femme est âgée et craint le vieillissement, y compris pour son métier de femme entretenue, tandis qu'elle a connu Chéri enfant, car c'est le fils d'une femme entretenue rivale, et qu'elle a prise comme amant à la fin de son adolescence. Mais l'histoire se double aussi de la vision que les personnages ont d'eux-mêmes et qu'ils livrent à la société, puisqu'ils se font cyniquement entretenir l'un et l'autre. Léa a tellement retardé le moment de rompre que les années ont passé, tandis que Chéri songe à se marier avec un bon parti financier. Le paradoxe, c'est que le bon parti c'est la jeunesse égale à la sienne.
Ce mariage va précipiter le malheur des prises de conscience pour les deux personnages, mais ce mariage et les péripéties qui s'ensuivent vont aussi imposer un éloignement de quelques mois. Le roman, un peu sulfureux, se perd-il dans ses méandres ? Et Colette ne raconte-t-elle sous forme de roman qu'une expérience personnelle ?
En réalité, elle a esquissé ce roman en 1912, mais entre 1912 et 1920 il s'est passé un fait étonnant c'est que Colette a mis en pratique cette relation prêtée à Léa. Trompée par son mari, elle est sorti avec le fils du premier mariage de celui-ci, fils qui n'avait que seize ans. Et même si les grandes lignes de l'histoire étaient déjà établies en 1912, nul doute que cela a participé à la maturation du roman définitif paru en 1920. Mais les romans de Colette n'ont pas la réputation de fins heureuses, et ce roman ne déroge pas à la règle. L'éloignement et les prises de conscience vont rapprocher nos deux amoureux qui vont se retrouver, je ne dis rien ici des autres plans de l'intrigue, des réactions de la mariée, mais quand ils se retrouvent le bonheur n'a qu'un temps et la peine suit de très près, de plus près que vous ne le pensez le bonheur de découvrir qu'ils ont un attrait irrésistible l'un pour l'autre, et cette cassure ne va pas avoir besoin d'une aide extérieure elle est dans l'usure de quelques mois, dans la révélation du temps qui passe sur les visages pour Chéri, les trois mois ont rendu irrésistible la femme d'âge mûr d'avant, mais Chéri retrouve une autre femme, et le roman alors nous amène jusqu'à sa dernière page aux dernières lignes saisissantes où on retrouve encore un beau morceau de maestria littéraire sans monter dans les tours.

davidson
8
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le 4 oct. 2021

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