Le problème, lorsque l'on s'inspire de Cent Ans de solitude, c'est que l'on ne peut pas échapper à la comparaison. Dans l'absolu, je n'ai pas détesté ma lecture ; j'ai même lu le livre en un jour, preuve qu'il m'intéressait suffisamment pour ne pas me tomber des mains. Je dirais même que j'aurais probablement plus apprécié l’œuvre si je n'avais pas lu Cent Ans de solitude : sans point de comparaison, le réalisme magique m'eût alors paru neuf et intéressant.
Malheureusement pour moi, j'ai lu Cent Ans de solitude ; pire, je l'ai lu récemment. La comparaison fait mal, car comme l'a dit un.e autre critique ici, force est de constater avec mes frais souvenirs que ce roman est en fait un plagiat très net de Gabriel Garcia Marquez. En effet, sur tous les plans sauf l'aspect culinaire, c'est la même chose, en beaucoup moins bien :
- Le contexte politique : là où GGM brosse un portrait complexe des dynamiques de pouvoir, des conflits, des révolutions, etc., dans le pays imaginaire d'Amérique latine qu'il met en littérature, sur des générations, rendant compte des mouvements de l'histoire avec une acuité incroyable, Laura Esquivel effleure son sujet et passe à côté : la mention du conflit et de la révolution n'est qu'un vague prétexte pour créer une backstory à un de ses personnages et n'a aucun véritable intérêt dans l'intrigue.
- La magie : autant on peut trouver certaines scènes frappantes et réussies (j'avoue ne pas être restée indifférente à la scène érotique, romanesque et imprégnée d'un sexisme presque pardonnable impliquant Gertrudis au début de l’œuvre), autant elles confinent parfois au ridicule par la rapidité avec laquelle elles sont décrites, et par l'exagération patente qu'elles manifestent. Il n'y a pas de subtilité dans *ce *réalisme magique. C'est parfois... bigarré, et si l'on peut trouver un intérêt à l'humour scatologique (au moins, c'est original), je trouve cela un peu gratuit et détonnant comme une mauvaise imitation de GGM... Ces scènes manquent souvent de construction : si l'on se penche sur l'histoire des flatulences de Rosaura, rien ne nous explique pourquoi elles apparaissent, puis disparaissent, puis finalement réapparaissent. L'exploitation de la magie sent plus le gag que la nécessité philosophique ; et quand une vague tentative philosophique arrive, elle sent trop l'eau de rose et elle manque vraiment de profondeur. Je ne peux m'empêcher de trouver vraiment cela trop gros quand les phénomènes magiques sont en plus les mêmes que chez GGM ! Avait-on besoin d'un fantôme, vraiment, et qui fait bien pâle figure à côté de celui de Cent Ans de solitude ?
- L'écriture : je ne sais pas si c'est la traduction, mais non seulement l'écriture est plate, mais en plus c'est parfois vraiment mal écrit. Malheureusement je ne peux pas lire l'espagnol dans le texte et je suis friande d'avis extérieurs ; mais j'ai parfois grimacé en lisant. Le problème est aussi que les dialogues étant parfois assez grossièrement écrits, une écriture d'une telle simplicité n'aide pas à trouver de l'épaisseur psychologique aux personnages.
- Le réalisme : le réalisme magique doit donner de la perspective politique aux événements ou insuffler du sens aux personnages. Il y a certes une perspective politique, mais elle est très superficielle : la critique des conditions de vie des jeunes filles manque de tenue. La mère est gratuitement méchante car sa méchanceté est insuffisamment justifiée (elle pourrait l'être, pourtant !). Les personnages, je l'ai dit ci-dessus, manquent d'épaisseur et se limitent à de grands traits, de grands stéréotypes, associés en général à une dimension sexuelle. Par exemple, Pedro est la figure de l'homme désirant et jaloux. On ne saura rien d'autre de lui. Pourquoi pas, après tout ? Ce que je ne m'explique pas, c'est : comment justifier une histoire d'amour avec l'héroïne si ce personnage est pourvu de défauts uniquement, et qu'aucun trait positif de son caractère n'est même suggéré ? Je trouve très faible l'argument du coup de foudre. Les personnages sont des types, et on se croirait vraiment dans une comédie du XVIIe siècle. Pourtant le projet littéraire est apparemment le réalisme. Je vois là une contradiction insurmontable. C'est aussi pour cela que les histoires de cœur m'ont irritée : je n'ai rien contre, mais lorsqu'elles ne sont motivées par rien dans le récit, je ne comprends pas.
- La cuisine : est-ce à dire que le seul intérêt du livre, ce sont ses recettes ? Eh bien très franchement, j'ai envie de dire oui, si l'on adore cuisiner et qu'on veut tenter de répliquer lesdites recettes à la maison, et non, si l'on apprécie la littérature. Je n'ai pas bien compris l'intérêt d'intégrer telles quelles les recettes dans le récit, au-delà de l'intérêt purement documentaire : sous le label "réalisme magique", la seule chose que je retire du livre, en-dehors de souvenirs émus de GGM, c'est une meilleure connaissance de la gastronomie mexicaine, que je connais très mal. Bon. Si c'était ce que je cherchais, j'aurais acheté un livre de cuisine. Après, explorer les goûts et les odeurs, leurs effets sur les émotions humaines, pourquoi pas ; mais c'est, encore une fois, trop peu exploité. On n'aura jamais droit à des scènes de délire sensuel causé par la nourriture, à des descriptions exaltées, à du style, à quelque chose de vraiment bon à se mettre sous la dent : quitte à me parler de nourriture, parlez-m'en vraiment ! Laissez-moi sentir les odeurs et les saveurs, donnez-moi de l'oie de Gervaise façon Zola, donnez-moi de la débauche façon Süskind... En fait, l'autrice décrit en deux mots des scènes qui se veulent intenses, mais qui s'échappent, fugitives, fantômes dans le silence de l'écriture. Pourquoi ne pas motiver, par l'écriture, les effets censément incroyables de l'art culinaire de Tita ? Il n'y a pas d'adéquation entre la forme et le fond du roman et c'est un signe très criant de raté littéraire.
- La construction narrative, c'est ainsi le dernier grand défaut que je trouve à ce livre. Le récit n'est pas clair car, pour "faire GGM" j'imagine, les informations sont données de manière très condensée, sans développements. Mais ce qui chez GGM se développe pourtant sur des générations et des pages, avec des détails, un suivi fin de l'évolution des personnages, est complètement dilué dans Chocolat amer. Ce que je veux dire, c'est qu'il me semble qu'une des techniques d'écriture de GGM, c'est de décrire les actions, les choix des personnages, comme de l'extérieur, pour leur faire dire quelque chose de l'humain, dans une grande fresque historique. Chez Esquivel, le choix est fait aussi de décrire les personnages par leurs actions, mais leurs actions sont tellement survolées que l'on n'a pas le temps d'en tirer grand-chose. Franchement, en-dehors de la métaphore poussive finale sur l'allumette, il n'y a pas grand-chose à se mettre sous la dent... Ce n'est plus l'histoire d'une famille, ici, c'est l'histoire d'une fille peu intéressante (et incidemment, un peu pour rire, des membres de sa famille) qui fait de mauvais choix, sur vingt ans. Au lieu d'explorer ces vingt années de vie, l'autrice fait des ellipses insensées et inexpliquées. Concrètement, pourquoi choisir de faire un chapitre par mois de l'année, si c'est pour que ces mois soient en fait, et on ne l'apprendra qu'à la toute fin du livre (!!), non pas les mois d'une même année, mais des mois étalés sur plus de vingt ans ?! Soit c'est moi qui suis débile en ne l'ayant pas compris dès le début (ce qui n'est pas à exclure, hein), soit c'est mal fait et peu clair. De graves maladresses d'écriture se font passer pour des mystères supposés appâter le chaland, par exemple dans le chapitre final où on attend plusieurs pages pour savoir qui va se marier, de manière à tromper nos attentes. Ce retard dans l'information est un choix extrêmement discutable puisqu'il ne fait que créer de la confusion dans l'organisation diégétique des événements, et créer de la frustration car on ne nous raconte pas ce qui pourtant semblait le plus intéressant. Le tout est assez confus et peu crédible.
En conclusion, j'ai eu l'impression de lire une caricature de Cent Ans de solitude, en version abrégée, mal écrite, et vidée de sa substantifique moelle. J'aurais pourtant voulu aimer ce livre, pour pouvoir retrouver avec joie mes émotions de lecture avec GGM. Raté.