Ces Chroniques d’Arts-Spectacles ont un double mérite : elles nous plongent dans le travail critique de François Truffaut et nous montrent comment, progressivement, le point de vue du metteur en scène a supplanté celui du journaliste. Ce n’est pas pour rien que Bernard Bastide, qui présente cette édition, commente les écrits de 1958 de cette manière : « On constate […] que ses articles évoquent moins le regard d’un critique sur le cinéma contemporain que celui d’un metteur en scène qui, analysant chaque film, s’interroge, de l’intérieur, sur le bien-fondé des choix de production, de mise en scène et de direction d’acteurs – tout en jetant ainsi, en filigrane, les bases des grands principes esthétiques de la Nouvelle Vague en train d’éclore. »


La plupart des cinéphiles connaissent déjà les grands combats truffaldiens : son aversion envers les festivals, et Cannes en particulier ; son abnégation à défendre des modèles tels qu’Alfred Hitchcock, Robert Bresson ou Howard Hawks ; son regard parfois critique vis-à-vis de ses confrères, ou impitoyable à l’endroit de la « qualité française ». Autant de données dûment injectées dans cette somme de plus de 500 pages. Ainsi, le festival de Cannes se verra autopsié à travers une série d’articles aussi amers qu’amusants. Dans le premier d’entre eux, François Truffaut conseille même aux comédiennes de choisir des rôles à barbe pour s’assurer le Prix d’interprétation féminine ! Il évoque des commissions de sélection aux décisions absurdes et une « foire aux films » ne disant finalement rien de l’état général du cinéma – français ou autres.


Alfred Hitchcock est – et de loin – le réalisateur le plus commenté de l’ouvrage. Avec la liberté de ton que lui conférait la revue Arts-Spectacles, François Truffaut ne s’est pas contenté de moquer ses confrères, le « bluff » des festivals ou même Elia Kazan et Michel Audiard – qui humilierait ses personnages et les rendrait antipathiques : il a aussi porté aux nues toute une série de cinéastes – Jean Renoir, Max Ophuls, Sacha Guitry, Ingmar Bergman – parmi lesquels le maître du suspense fait figure de grand clerc. Ses obsessions décortiquées, l’aspect métaphysique de ses films évoqué, son travail sur la narration ou les couleurs souligné, Truffaut peut ériger Hitchcock au-delà de Clouzot et asséner, par exemple, que plusieurs visions sont nécessaires au spectateur espérant appréhender un film inépuisable tel que Fenêtre sur cour, analysé ici sous le prisme du mariage, de la mise en abîme, du voyeurisme ou du pathétisme de ses protagonistes.


Un livre pluriel


Bernard Bastide ouvre l’ouvrage par une quarantaine de pages biographiques. Il raconte l’engagement militaire avorté de François Truffaut, son séjour chez André Bazin après sa désertion et une comparution devant un tribunal militaire, sa prise de contrôle progressive de la rubrique cinéma d’Arts-Spectacles, ses polémiques avec Claude Autant-Lara, son admiration pour Cocteau, Renoir ou Rossellini, la relève qu’il a tôt perçue à travers les Varda, Vadim ou Bresson, son manque de considération pour les cinéastes anglais, italiens ou espagnols (à de rares exceptions près) ou encore les conflits savamment entretenus avec l’AFCCT, l’Association des critiques de cinéma, qui l’invitera à démissionner pour manque de solidarité envers ses pairs.


Viennent ensuite les textes de François Truffaut, qui constituent naturellement le corps principal de l’ouvrage. Dans son article « Où en est le cinéma français ? », le futur ambassadeur de la Nouvelle Vague s’interroge sur l’industrie d’après-guerre, sur la place des nouveaux réalisateurs et des « revenants » partis à l’étranger pendant le conflit, sur le cinéma d’équipe d’Aurenche et Bost, où le réalisateur n’est plus qu’un technicien au service de ses scénaristes. Il évoque les différentes écoles filmiques françaises : le réalisme psychologique, les films à thèse, les métrages sociaux… René Clair et Jean Renoir sont épinglés comme étant les deux seuls véritables auteurs des années 1930, tandis qu’est soulignée la lente désaffection du public français pour les salles obscures. Suivent des critiques de films de Jean Grémillon, Vittorio Cottafavi, Robert Siodmak, Luigi Comencini, René Clément, Robert Bresson, Edward Dmytryk, Jacques Becker, Fritz Lang, John Ford, Robert Aldrich, Anthony Mann, Max Ophuls, Agnès Varda, Samuel Fuller, Billy Wilder, Orson Welles, Otto Preminger ou encore Roberto Rossellini.


Ces textes analytiques seront entrecoupés d’articles divers : sur le CinémaScope, dont l’usage se démocratise ; sur la « crise d’ambition du cinéma français », où les exploitants philistins et les cinéastes commerciaux – dont Marcel L’Herbier ! – en prennent pour leur grade ; sur les « sept péchés capitaux de la critique », où une plume sémillante et ironique jette en pâture les écrits de quelques chroniqueurs français pour en extraire l’absurdité et le manque de rigueur ; sur la compatibilité entre l’art et l’industrie, que rien n’oppose aux yeux de l’auteur ; sur la relève du cinéma français, ainsi que les erreurs et renoncements qu’elle se doit d’éviter ; sur l’âge avancé des meilleurs réalisateurs en exercice – Orson Welles constituant alors une heureuse exception.


Une série d’hommages vibrants viennent compléter ces Chroniques d’Arts-Spectacles. On citera en premier lieu le texte d’adieu à André Bazin, « meilleur écrivain de cinéma en Europe », où François Truffaut se décrit comme son « fils adoptif », explique comment son mentor l’a introduit et conseillé, puis raconte à quel point il était passionné par le septième art. James Dean aura quant à lui droit à deux hommages. Il est comparé à Chaplin et verbalisé en ces termes : « Le jeu de James Dean contredit cinquante ans de cinéma, chaque geste, chaque attitude, chaque mimique sont une gifle à la tradition psychologique. » Puis : « Le pouvoir de séduction de James Dean est tel qu’il pourrait tous les soirs sur l’écran tuer père et mère avec la bénédiction du public, tout le public, et le plus snob comme le populaire. » François Truffaut voit en lui le comédien « le plus génialement inventif peut-être du cinéma ». Il explique son succès par un physique avantageux, mais aussi les possibilités d’identification inédites que l’acteur offre aux spectateurs.


Max Ophuls bénéficiera lui aussi d’un double hommage. « Il n’était pas le virtuose, l’esthète, le cinéaste décoratif qu’on disait ; ce n’est pas pour « faire bien » qu’il cumulait dix ou onze plans en un seul mouvement d’appareil qui traversait tout le décor et ce n’est pas pour épater autrui que sa caméra courait dans les escaliers, le long des façades, sur un quai de gare, à travers les buissons. Max Ophuls, comme son ami Jean Renoir, sacrifiait toujours la technique au jeu de l’acteur ; Ophuls avait remarqué qu’un acteur est forcément bon, forcément antithéâtral lorsqu’il est astreint à un effort physique : monter des escaliers, courir dans la campagne, danser tout au long d’une prise unique. »


L’ouvrage apparaît donc pluriel en plus d’être épais, aussi passionnant que dense, à la fois irrévérencieux et analytique. De la même manière que la filmographie de François Truffaut éclaire le cinéaste, ses articles jettent une lumière profuse sur le cinéphile tatillon qu’il fut toute sa vie.


Critique publiée sur Le Mag du Ciné

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le 6 avr. 2019

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