Ce livre m’est tombé dessus dans une bouquinerie. J’avais lu le nom de François Cheng en couverture de recueils de poèmes édités chez Poésie/Gallimard, sans n’en avoir lu aucun jusqu’à présent. Le titre a attiré mon regard : un poète publié chez Gallimard, usant d’un titre aussi pompeux, ne pouvait que produire quelque chose d’au moins « intéressant », car il fallait être à la hauteur du titre et de sa fonction (la place de François Cheng à l’Académie Française étant soulignée sur la couverture). Ce fut bel et bien un livre « intéressant », mais pas totalement dans le bon sens du terme.
Il est difficile de cerner la posture de François Cheng, de saisir la nature de son propos. La quatrième de couverture contient un éloge du Figaro, consacrant Cheng comme un « sage ». La préface du livre nous informe que ces textes sont l’aboutissement d’une pensée et d’un travail poétique. Dans cette optique-là, ces textes sont loin de répondre à notre attente : ce n’est ni un texte beau, ni un texte nouveau, ni un texte véritablement profond. L’auteur revendique sa naïveté, soit. Il nous dit que la beauté est liée à une vérité de l’Être, et à la bonté ; soit. Il revendique le fait de ne parler que d’œuvres très connues et d’émotions passées au cliché. Soit. Mais tout cela relève plus de la pétition de principe que d’une méditation. François Cheng a des réponses toutes faites qu’il nous présente les unes après les autres. La « beauté du diable » ? François Cheng note que certaines personnes parlent de cela, mais elles se trompent, c’est tout. Car, pour lui, la beauté est ce qui s’oppose par essence au mal ; c’est tout. D’où vient cette essence ? Le poète, sur le chemin de l’Être et du haut de son Académie, n’a qu’à sentir d’où cela vient, et nous l’écoutons. C’est tout.
Il passe ainsi, à mon sens, à côté de la plus belle partie de la poésie, notamment de la poésie française. Parmi nos plus grands recueils, n’y a-t-il pas « Les Fleurs du MAL », « Une Saison en ENFER », « Les Chants de MALDOROR » ? Puisqu’il cite Baudelaire, il aurait dû se rendre compte que la beauté baudelairienne n’a rien à voir avec de la bonté, mais plutôt avec quelque chose que l’auteur trouvait diabolique. N’y a-t-il pas eu le romantisme noir, ou plus avant les peintures sordides du baroque, les beautés affreuses et glaçantes de Jérôme Bosch ? Tout cela, François Cheng l’occulte, le met sous le tapis, et reste dans ses certitudes. Alors qu’il oppose banalement guerre et beauté, il aurait pu se rappeler le vers d’Apollinaire « Dieu que la guerre est jolie », ou de la guerre esthétisée de Proust dans Le Temps retrouvé ; ou alors la violence célinienne, celle de Huysmans, de Barbey d’Aurevilly, de Bernanos. Les exemples affluent pour mettre en doute les certitudes de l’auteur, et elles ne sont pas des moindres.
En réalité, ces réflexions métaphysiques et aseptisées ne sont pas propres à François Cheng. Il a pris à Bergson, à Heidegger, à Lao-Tseu ; il a ajouté des remarques banales sur la Joconde, Michel-Ange, le village de son enfance, les roses ; et ça donne un livre. Il a accordé une trop grande importance à certains textes, il en a fait l’horizon de toute l’expérience humaine. Il est passé, je pense, à côté de la beauté. Car la beauté est « toujours bizarre », toujours violente, elle est même un scandale. L’extrême beauté des « Fleurs du Mal », d’« Une Saison en enfer » et des « Chants de Maldoror » devrait nous amener à méditer dans un autre sens, peut-être plus sombre, mais peut-être plus vrai, plus honnête, plus profond.
Mais plus j’avançais dans ce livre, plus une idée me venait : et si ce n’était là qu’un livre d’érudition ? Cela serait bien possible, et, après tout, c’est un livre agréable à lire, cela se lit comme on lit un cours d’esthétique de la Sorbonne, trouvé par hasard sur internet, par un obscur professeur oublié. Ce serait alors un livre d’académicien, un livre d’homme qui transmet un savoir. Dans ce cas, pourquoi pas. Mais François Cheng serait alors tombé de poète à savant d’amphithéâtre de peu d’importance. Je ne sais pas. A vrai dire, l’envie m’a tout de même pris de lire ses poèmes ; car la valeur d’un poète ne se juge pas sur sa vision de la poésie ou sur ses écrits théoriques ; les écrits de Baudelaire sur la beauté, ou sur le rire, m’ont par exemple toujours semblé décevants, alors que c’est l’un des poètes que je tiens en plus haute estime. Allons donc expérimenter la beauté plutôt que se perdre dans des impasses stériles.
(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/cinq-m%C3%A9ditations-sur-la-beaut%C3%A9-fran%C3%A7ois-cheng)