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Ah! les bois, les chers bois de Montigny! A cette heure-ci, je le sais bien comme ils bourdonnent! Les guêpes et les mouches qui pompent dans les fleurs des tilleuls et des sureaux font vibrer toute la forêt comme un orgue; et les oiseaux ne chantent pas, car à midi ils se tiennent debout sur les branches, cherchent l'ombre, lissent leurs plumes, et regardent le sous-bois avec des yeux mobiles et brillants. Je serais couchée, au bord de la Sapinière d'où l'on voit toute la ville, en bas au-dessous de soi, avec le vent chaud sur ma figure, à moitié morte d'aise et de paresse...
Nostalgique d'une adolescence qui se termine, Claudine, sous la plume de Colette, évoque cette nature qu'elle aime passionnément, ces bois qui l'ont vue gambader puis se prélasser au soleil de midi quand tout bruisse et bourdonne au-dessus d'elle, tendrement alanguie à l'ombre des tilleuls, dont la fragrance légère et entêtante la berce et l'endort.
Dans le petit visage triangulaire les yeux cernés de bistres bruns accrochent et retiennent l'attention : déjà un regard de femme sous la déferlante de boucles dorées, telle se présente Claudine, 15 ans, l'héroïne du tout premier roman de Colette paru en 1900 à l'instigation de Willy, son mari : elle avait 27 ans.
On y retrouve encore toute l'énergie d'une jeune adulte qui ne déguise rien des vices inhérents à l'enfance: son narcissisme, son égoïsme, et cette impertinence irrévérencieuse qui font tout le charme du personnage, outre une intelligence aiguisée et une verve féroce.
Une plume acérée qui égratigne avec jubilation le petit monde qui gravite autour de son héroïne, faisant surgir sur un ton mordant et désopilant mais toujours recherché, une galerie de personnages qui prennent vie sous nos yeux : la grande Anaïs au teint olivâtre et à la silhouette sans grâce, son art consommé du mensonge et de la flagornerie, mais une traîtresse qui possède "une véritable science du comique", Les Jaubert et leur immuable sagesse chevillée au corps, Marie Belhomme "bébête mais si gaie" et Luce aux yeux de chat, charmeuse autant que sournoise, proie facile et consentante d'une Claudine qui ne la ménage pas, s'amusant avec elle au gré de ses humeurs et de ses caprices, la rudoyant pour mieux la dorloter ensuite.
Et puis, pour conduire ce jeune troupeau, il y a les maîtresses : Mlle Sergent "la rousse bien faite", aussi laide qu'intelligente, qui lutine sans vergogne son assistante, Aimée la bien nommée, pupilles piquées d'or et teint de lys, gourmande et câline comme une chatte en mal de caresses et de baisers.
C'est dans son école, sale, laide et vétuste que Claudine, alias Colette, aura connu ses plus beaux souvenirs :
C'était une pauvre vieille école, délabrée, malsaine, mais si amusante!...Le rez-de chaussée, nos deux classes l'occupaient, la grande et la petite, deux salles incroyables de laideur et de saleté, avec des tables comme je n'en vis jamais, diminuées de moitié par l'usure, et sur lesquelles nous aurions dû, raisonnablement devenir bossues au bout de six mois."
Pas de mixité dans cette école rurale de la 3ème république: garçons et filles ne se mélangent pas, ce qui n'empêche pas les maîtres de se faire remarquer de la gent féminine et surtout des grandes de troisième qui préparent le brevet : Duplessis, triste sire à la pâle figure et surtout son acolyte Rabastens : un accent du sud à couper au couteau, coq de basse-cour vaniteux qui gonfle son jabot dès que les "jeuneeeeees filleeeees"posent un regard sur lui, Claudine ne se privant pas d'affoler le gros garçon en lui décochant des oeillades qui de rubicond le font virer au cramoisi.
Et que dire du Docteur Dutertre, le délégué cantonal qui porte beau, et dont les incursions fréquentes dans la classe dissimulent mal le trouble qui le saisit devant les cernes si parlants de l'adolescente, ses boucles folles qui appellent la caresse tandis qu'il s'attarde complaisamment auprès d'elle, séduit par sa vitalité débordante et cette insolence inépuisable qui la caractérise...
On comprend dès lors que le roman ait fait scandale à sa sortie vu l'un des thèmes centraux abordé : l'idylle de deux institutrices au vu et au su de tous y compris des élèves, mais c'est d'abord le ton résolument moderne du roman pour parler des "nouvelles" moeurs sexuelles qui a pu surprendre et choquer.
Un siècle plus tard on retient l'extraordinaire vie de ces descriptions où la drôlerie le dispute sans cesse à une nostalgie douce-amère, une affection cachée que Claudine n'aborde jamais de front, ce qui eût été mièvre et ridicule, mais que l'on ressent au détour de chaque page.
Et en guise de conclusion faisons la part belle à Fanchette, confidente muette de cette grande amoureuse des bêtes et des chats :
elle m'aime au point de comprendre ce que je dis et de venir caresser ma bouche quand elle entend le son de ma voix."