Ma lecture de ce récit fut double, partagée. J'ai l'impression qu'il y a deux livres en un : celui qui m'intéresse, c'est l'histoire de l'attribution surprise du prix Goncourt 1990 aux Champs d'honneur de Jean Rouaud, publié chez Minuit, le portrait magnifique de son éditeur historique Jérôme Lindon, et la description du contexte littéraire et éditorial de l'époque, en pleine gueule de bois post-Nouveau Roman. Celui qui ne m'intéresse pas, c'est les jérémiades de l'auteur, kiosquier donc, transfuge du milieu littéraire, écrivain de Loire-Inférieure, et ses compagnons de route du kiosque. C'est aussi la description égrenée au fil des pages du dit premier roman, Les Champs d'honneur, que je n'avais pas envie de lire avant et pas plus désormais.
C'est dommage, car Rouaud écrit bien, ses longues phrases touchent toujours juste, il a parfois de belles trouvailles très drôles :
Comme vous êtes favori pour le Médicis, les jurés du Seuil au sein du Goncourt ont reçu de leur maison l'ordre de voter pour vous. Le Seuil n'ayant pas de candidat pour le Goncourt, mais un pour le Médicis, comme vous êtes le favori pour le Médicis, il faut que vous dégagiez la place, de sorte qu'en votant pour vous au Goncourt, on laissera la voie libre au candidat du Seuil pour le Médicis. Mais encore une fois, ce n'est pas une science certaine. (221)
Si, comme moi, vous aimez les intrigues d'arrière-boutique des prix littéraires, vous avez quelques belles pages à vous mettre sous la dent - malheureusement pas assez, et tard dans la lecture. Rouaud a quelques anecdotes souvent savoureuses, avec Robert Doisneau notamment, ou le Masqué Jean-Louis Ezine qui interrompit ses vacances estivales normandes pour imposer sa critique enthousiaste au Nouvel Observateur.
Comédie d'automne a le mérite de rappeler que la littérature, dans ses manifestations extérieures au moins, n'est jamais que littérature, et que les prix littéraires doivent être envisagés pour ce qu'ils sont, pas pour ce qu'on aimerait qu'ils soient.
Hervé [Bazin] expliqua les avantages d'une telle option : on ne pourrait soupçonner ni l'auteur ni l'éditeur de participer à la tambouille des prix. L'auteur, on ne sait même pas s'il sait lire, et l'éditeur, passant pour l'ayatollah du milieu, il ne viendrait à l'idée de personne de le suspecter de petits arrangements entre amis. Quant à l'académie, plongée dans ce bain virginal du roman d'un inconnu publié dans une maison réputée pour ne pas vendre ses livres, elle se drapait d'un voile de vertu à couper court à toutes les médisances sur sa moralité. (217-218)
Jérôme Lindon (jamais nommé) est vraiment le meilleur personnage du récit, à la fois "ayatollah du milieu", prophète de la littérature la plus exigeante qui soit, éditeur pour qui tout ce qui se vend est mauvais, et manœuvrier malgré lui, préférant le Goncourt qui fait beaucoup vendre au Novembre, rémunérateur pour l'auteur mais peu prescripteur.
Il me confia qu'il n'entendait rien au théâtre, que le théâtre l'ennuyait. Ce qui provoqua une grande confusion dans mon esprit. J'étais bien devant cet homme qui était l'éditeur de toute la production dramatique de Samuel Beckett et de Robert Pinget ? (57)
Pour le reste, que cherche à dire Jean Rouaud, 33 ans après ? Qu'il ne fait toujours pas partie du "milieu littéraire" ? Qu'il n'a pas trahi sa classe ? Peu m'importe, d'une part ; et d'autre, quand on voit dès la première page qu'il est publié par Gallimard et Grasset...