Alice Zeniter a-t-elle signé son chef d’œuvre avec L’art de perdre ? Trop tôt pour le dire, mais ce roman en grande partie autobiographique a à coup sûr brillamment inspiré l’écrivaine. L’écriture étant, dans chacun de ses romans, de bonne tenue, c’est sans doute le thème qu’elle choisit qui fait la différence. L’histoire des harkis et de leurs descendants m’avait captivé, les mésaventures d’une « hackeuse » et celles d’un assistant parlementaire, beaucoup moins.
L et Antoine représentent deux formes d’engagement. L’une est dans l’ombre, dans le « dedans », elle rend la justice aux femmes harcelées, celles qui murmurent. L’autre est dans l’ombre aussi mais c’est celle d’un député, il a recours aux moyens légaux pour tenter de changer le monde. Le roman progresse en montage alterné, faisant converger peu à peu nos deux héros l’un vers l’autre. On s’attend à ce qu’ils se mettent ensemble, ce ne sera pas le cas, Alice Zeniter a la malice de ne pas aller là où on l’attend. Ils sont bien attirés l’un par l’autre, mais l’histoire entre eux est toujours empêchée : un choix narratif bienvenu, plus réaliste que ce qu’on a l’habitude de lire dans les romans ou de voir au cinéma. Plus singulier aussi.
L et Antoine sont attirés par leur différence. Antoine a besoin de sentir que l'élue de son cœur est plus intelligente que lui, impression que lui donne L par son jargon informatique. Antoine a pour lui la culture classique, la maîtrise du "dehors".
Ce qui les unit, c’est une forme d’impuissance. L se rend compte qu’agir en zone trouble sur le Web la met en danger, elle aspire à une autre empreinte sur le monde. Mais elle est perdue car elle n'à que les codes du « dedans ». Antoine se heurte à la machine politique, tout en ne parvenant pas à avancer dans l’écriture d’un roman. Et sur quoi porte ce roman ? Sur deux photographes, héros républicains de la guerre d’Espagne, hérauts d’un idéal incarné par la fameuse scène de Land and freedom où l’on assiste à une délibération démocratique (la seule dont j’ai gardé un souvenir en effet !). L’échec à écrire sur ce sujet parle aussi de son échec professionnel, celui de parvenir à réformer le système de l’intérieur, mantra des sociaux démocrates.
Son compagnon Elias ayant été emprisonné, L se sent menacée à son tour : elle s’efforce de décrypter aussi bien les messages étranges qu’elle reçoit, que l’attitude d’hommes qu’elle croise en bas de chez son ex ou au cours d’un dépannage qu’elle effectue. La scène avec Delambre est assez troublante, l’inquiétude de L provenant d’une odeur tenace ou d’un rapprochement trop marqué du corps de l’homme. Cette inquiétude se mue bientôt en angoisse. Antoine sera sa bouée de sauvetage.
Tout cela est-il fondé, ou L est-elle en proie à un délire paranoïaque ? Zeniter résume l’enjeu dans cette phrase signifiante, page 333 :
Sa peur n’avait peut-être pas de cause réelle mais elle avait des conséquences.
Il faut donc agir, car ces « conséquences » virent au drame : L s’est liquéfiée, elle n’est plus qu’une flaque. C’est chez Xavier, à la Vieille Ferme, que l’action va se dénouer. Xavier est un ami d’enfance d’Antoine qui n’a pas « réussi » comme lui, mais il a monté un chouette lieu, sur le modèle d’une Z.A.D. : un lieu où règne la bienveillance et la solidarité. Alice Zeniter n'y parle pas de hamac mais elle aurait pu, c'est un lieu à hamacs. Antoine y dépose L en triste état et c’est là, parmi les baba cools idéalistes, que la jeune femme va parvenir à se reconstruire. En revenant à des tâches simples d’abord, qui ont un impact direct sur la communauté : étendre le linge, couper du bois, réparer un système électrique. En apprenant à nager, geste hautement symbolique. En découvrant une sexualité épanouie enfin. Elle devient bab’, L.
Le handicap du roman, à mes yeux en tout cas, ce sont tous les chapitres consacrés à L dans la deuxième partie, « Développement » : je n’ai pas guère été passionné par la description minutieuse des enjeux du « dedans ». J'ai de surcroît souvent été rebuté (et non pas, comme Antoine, fasciné) par le vocabulaire abscons qui lui est associé. Plus d’intérêt pour les chapitres consacrés à Antoine, que je retrouvais toujours avec un certain plaisir.
Mais la limite du roman, c’est surtout son propos : il brasse beaucoup de sujets (la cybercriminalité, le harcèlement des femmes, les conditions de la vie politique, les enjeux des communautés qui choisissent de vivre en marge…) mais ne dit finalement pas grand-chose. Qui trop embrasse mal étreint, peut-être.