Cette critique est essentiellement une prise de notes personnelles.

Porphyre de Tyr (234-305) était un philosophe néoplatonicien, disciple de Plotin dont il a édité les Ennéades. Il a écrit notamment une Vie de son maître, un commentaire allégorique d'Homère L'Antre des nymphes, une défense du végétarisme De l'abstinence ainsi que cette introduction aux Catégories d'Aristote, Isagogè en grec.

J'ai lu ce texte dans la traduction ancienne de Jules Barthélémy-Saint-Hilaire, disponible sur Wikisource avec d'autres œuvres du philosophe phénicien. De quoi s'agit-il ? L'objectif de Porphyre est de donner une présentation accessible aux débutants de la logique aristotélicienne. En réalité, surtout d'une partie des Catégories et des Topiques, à savoir la théorie des genres, espèces, différences, propres et accidents. À noter que les Catégories d'Aristote étaient déjà censées être une introduction à la logique pour débutants, un manuel, sauf qu'il est d'une grande difficulté. L'Isagogè est donc l'introduction d'une introduction, un peu comme les Prolégomènes de Kant. Porphyre prend soin de simplifier la logique d'Aristote et de ne pas prendre parti dans les débats métaphysiques concernant la nature des universaux. Cela peut paraître étrange d'exposer une méthode de classement du réel sans statuer sur le réel. Mais il faut se rappeler que la logique est pour les commentateurs d'Aristote un organon, un outil ou instrument, c'est-à-dire un moyen pour une fin qui est précisément de concevoir le réel. Rappelons aussi que la philosophie d'Aristote est elle-même vue comme une introduction à la philosophie de Platon, par les néoplatoniciens. Aristote constitue pour ces derniers une bonne préparation, mais il ne va pas assez loin, s'arrêtant à l'Intellect quand Platon va jusqu'à l'Un - toujours selon les néoplatoniciens comme Plotin.

L'Isagogè est ainsi une fractale, l'introduction à une introduction (les Catégories) à une philosophie introductive (celle d'Aristote) à celle de Platon. Un mot sur la postérité de ce texte : il s'agit de l'un des traités les plus importants pour les philosophes médiévaux, à la fois pour sa classification logique et pour sa position du problème des universaux, à l'origine de la querelle du même nom. Voyez le ch. I, §3, d'une parfaite concision, ayant engendré l'une des discussions les plus complexes et les plus intéressantes de l'histoire de la philosophie, qui a des prolongements jusque dans la philosophie analytique (Quine, Goodman, Armstrong) :

Et d'abord, en ce qui regarde les genres et les espèces, j'éviterai de rechercher s'ils existent en eux-mêmes, ou s'ils n'existent que dans les pures notions de l'esprit ; et en admettant qu'ils existent par eux-mêmes, s'ils sont corporels ou incorporels ; et enfin s'ils sont séparés, ou s'ils n'existent que dans les choses sensibles et en sont composés. C’est là une question très-profonde, et qui exigerait une étude différente de celle-ci, et plus étendue.

On reconnaît là les prémisses de la dispute entre le réalisme, le conceptualisme et le nominalisme. En tout cas, les bases de la logique seront fixées pour longtemps avec ce traité de Porphyre. Au hasard, le traité du XIIe siècle Des rayons du pseudo-Al-Kindi commence par rappeler les cinq types d'attribution résumées par Porphyre.

Quelles sont les définitions de ces cinq types ? Porphyre les expose dans la première partie de son ouvrage, les chapitres I à V. Chaque terme a plusieurs sens, et Porphyre s'attarde beaucoup plus sur le genre que sur les autres types, mais je noterai ici simplement la définition principale.

Le genre « est l'attribut essentiel applicable à plusieurs espèces différentes entre elles, comme l'attribut animal » (II, 7). L'homme, le cheval sont des animaux.

L'espèce « est l'attribut s'appliquant essentiellement à plusieurs termes qui diffèrent entr'eux numériquement » (II, 18). La différence numérique concerne les individus : Socrate + Platon = 2.

Le genre est en puissance l'espèce, il est sa matière. L'espèce actualise le genre, il est sa forme.

À noter qu'un même terme peut être soit genre, soit espèce suivant comment on le considère, sauf les genres les plus généraux et les espèces les plus spéciales. Par exemple, la « substance » est un genre qui n'est l'espèce d'aucun genre au-dessus de lui. C'est un genre suprême en quelque sorte, et c'est d'ailleurs la Catégorie la plus importante, les neuf autres étant des sortes d'accident. L'« homme » est une espèce qui n'est le genre d'aucune espèce au-dessous d'elle. L'« homme » est le dernier terme avant les individus Socrate, Platon, Aristote. Le « corps » par contre, est une espèce par rapport à la « substance » (II, 23), et un genre par rapport à l'espèce « animal ».

Il est ainsi possible de schématiser cette logique par une structure en arborescence, le fameux Arbre de Porphyre. On part d'un genre suprême et on le divise en espèces grâce aux différences spécifiques, puis on considère ces espèces comme des genres et on les divise à leur tour en espèces grâce à de nouvelles différences, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive à des espèces ultimes qui sont les derniers termes avant les individus classés dans ces mêmes espèces.

La différence « est l'attribut en qualité, de plusieurs termes différant spécifiquement entr'eux » (III, 17). Cette définition semble en partie tautologique, ou en tout cas plutôt fonctionnelle, ce qui n'aurait pas déplu à Jacques Derrida j'imagine. La différence est ce qui fait différer les espèces, ce qui engendre de l'altérité dans le genre. Elle divise, dissémine, fait proliférer les classes. Porphyre rappelle que la différence spécifique appartient à l'essence du sujet, ce qui ramène l'ontologie dans le corps de son texte. Cela aussi n'aurait probablement pas déplu à Derrida, cette contamination de la logique par l'être. Exemple de différence spécifique : « être rationnel ». Ainsi, l'espèce « homme » est obtenue par adjonction de la différence spécifique « rationnel » au genre « animal ». L'homme est un animal rationnel. Il diffère des animaux non rationnels. Cela nous permet de comprendre également ce qu'est une définition : un genre (commun) + une espèce (obtenue par différenciation). On n'a pas fait mieux sur ce point depuis Aristote.

Le propre fait l'objet d'un paragraphe beaucoup plus court que les trois types précédents, mais paradoxalement ne peut être réduit à une seule définition (IV, 1-5). Le propre appartient à l'espèce de quatre manières différentes : à une seule mais accidentellement (faire de la médecine pour l'homme) ; à plusieurs mais entièrement (être bipède pour l'homme et l'autruche) ; à une seule entièrement mais temporairement (blanchir dans la vieillesse pour l'homme) ; à une seule entièrement et pour toujours (la faculté de rire pour l'homme).

L'accident « est ce qui peut survenir et disparaître, sans entraîner la destruction du sujet » (V, 1) et « ce qui peut être ou ne pas être [dans le] même sujet » (V, 3). La première phrase rappelle le sens de l'étymologie, l'accident c'est ce qui peut arriver. La seconde précise son statut logique : un sujet peut être noir ou pas, dormir ou pas. Porphyre ajoute que les accidents peuvent être séparables ou inséparables, ce qui complexifie la chose. Le noir est inséparable du corbeau, mais l'on peut concevoir un corbeau blanc dit Porphyre, sans qu'il cesse d'être un corbeau. D'où l'étrange conclusion du chapitre : finalement, l'accident n'est aucun des quatre types qui précèdent (V, 4). Il n'appartient pas à l'essence d'une chose, sa définition est plutôt négative.

Les chapitres VI à X constituent la deuxième partie du traité, et ont pour but de comparer le genre aux quatre autres types. Les chapitres XI à XVII comparent les quatre types restants entre eux, dans une combinatoire qui ramène à dix les comparaisons possibles. Ces chapitres servent à mieux comprendre les rapports logiques entre les types, et leurs usages et définitions du même coup, puisqu'il s'agit tout de même de mieux parler.

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le 13 août 2024

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