Ce roman, le tout premier signé Sally Rooney, présente de nombreux points déconcertants voire agaçants, avant de révéler un début de profondeur qu’on n’attendait plus. Quoi qu’il en soit, alors que le dernier roman, Intermezzo, de cette jeune Irlandaise est présenté comme un événement (sortie en France le 24 septembre 2024), une curiosité sans a priori m’a poussé à découvrir celui-ci pour me faire mon idée.


La narratrice, Frances, est une étudiante Irlandaise de 21 ans qui vit en colocation à Dublin avec Bobbi, une autre fille avec qui elle a entretenu une liaison amoureuse et dont elle est restée proche bien qu’elles ne soient plus amantes. Ensemble, elles font de temps en temps des lectures publiques de poésies, qualifiées de performances. Frances est régulièrement un peu juste côté finances, surtout quand son père oublie de lui verser sa pension, alors que visiblement Bobbi vient d’un milieu plus aisé. C’est en suivant Bobbi que Frances fait la connaissance de Nick, la trentaine, acteur séduisant et marié à Melissa. Rapidement, les quatre tissent un lien d’amitié qui fait qu’ils passent régulièrement du temps ensemble, en se retrouvant à des soirées. Cela ira jusqu’à une invitation de Bobbi et Frances, par le couple Nick/Melissa pendant des vacances en France.


Ceci dit, le mot amitié ne convient qu’imparfaitement, car, avant même le séjour en France, Frances profite d’un tête-à-tête pour embrasser Nick qui ne se dérobe pas. Du coup, Nick et Frances deviennent amants et se voient à l’insu de leurs entourages respectifs. A noter que pour Frances, c’est sa première relation amoureuse avec un homme.


Des points qui agacent


Alors qu’elle fait des études littéraires et écrit de la poésie ainsi que de la prose, on s’attend de la part de Frances, la narratrice, à un style de qualité. Or, le texte enchaine les phrases courtes, des descriptions d’une banalité affligeante et des conversations où elle néglige l’utilisation du tiret classique pour indiquer le début d’une nouvelle prise de parole. Cet artifice n’apporte strictement rien à mon avis. La banalité des conversations est je pense censée montrer la vacuité des préoccupations animant les membres de la couche de la société qui peuplent ce roman. Il semblerait que les conversations en question soient inspirées à Sally Rooney par ce qu’elle a entendu à l’occasion. On peut d’ailleurs avancer sans grand risque de se tromper que Frances n’est autre que le double fictif de Sally Rooney elle-même. Cela explique au moins en partie le succès de ce qu’elle écrit qui doit être vu par de nombreuses personnes de sa génération comme particulièrement représentatif de ce qu’eux-mêmes vivent. Outre la banalité des échanges qui envahissent le roman, ce qui agace le plus c’est la façon dont Frances perçoit tout ce qu’elle raconte. On ne la sent jamais vraiment investie, comme si le détachement était inhérent à sa personnalité, ce qui ressort des innombrables occasions où elle s’attache à des détails sans le moindre intérêt, comme si elle cherchait à meubler (un peu à la manière des feuilletonistes du XIXe qui étaient payés à la ligne).


Pour aller plus loin


A ces observations, ajoutons les valses hésitations de Frances, ses maladresses, ainsi qu’un malaise qui va l’amener pour un bref séjour aux urgences et donc à faire quelques analyses poussées. Elle découvre alors qu’elle souffre d’une maladie chronique qui va d’une certaine façon la handicaper pour le restant de ses jours.


Cette maladie encore assez méconnue mais dont on parle de plus en plus permet forcément à un certain public de s’identifier. Il me parait difficile de savoir si le détachement dont Frances fait preuve y est lié – et d’ailleurs je ne suis pas médecin – mais mon impression profonde est que Frances souffre d’une certaine forme de dépression dont les causes peuvent être multiples (la séparation de ses parents, les difficiles relations qu’elle entretient avec son père, la fin de son histoire d’amour avec Bobbi, ses difficultés matérielles, un avenir encore très incertain et un malaise physique diffus). Ajoutons à cela son besoin d’expérimentation qui la pousse dans les bras d’un homme alors qu’elle sort de ceux d’une femme, sans que cela lui pose de problème moral. Voilà le genre de situation qui peut captiver des personnes qui se cherchent elles aussi. Quant à l’attirance de Frances la jeune étudiante pour Nick, le séduisant acteur marié et trentenaire, elle manque quand même d’originalité, surtout quand on réalise la personnalité de l’homme en question : assez faible, qui se laisse régulièrement dominer et qui tente de reprendre pied après une grave dépression. C’est l’occasion de dire que Sally Rooney a quand même l’art de faire émerger au fil de sa narration, des détails qui apportent un autre éclairage sur la trame et le passé de ses personnages.


Conclusion en forme de pari


Le contraste entre le style de Frances et le fait qu’elle soit publiée s’accorde malheureusement avec celui qu’on observe entre son comportement général et les idées qu’elle semble vouloir défendre avec Bobbi (qu’en serait-il de ses idées, sans Bobbi ?…) On sent malheureusement que Frances ne va jamais au-delà du fait de se raconter elle-même, ce qui est évidemment très tendance, mais ne va pas au-delà de ce qu’on pourrait appeler de la littérature de consommation courante. Il faut donc aborder un point délicat : faire la différence entre un succès de librairie et un succès littéraire. Effectivement, ce livre s’est bien vendu. Cela n’en fait pas une réussite littéraire pour autant. Bien entendu, Sally Rooney a ici le mérite d’aborder des thèmes qui peuvent séduire un certain public et on peut espérer qu’en gagnant en confiance, elle gagne aussi en qualité d’écriture. Faisons le pari que si ce n’était pas le cas, son succès ne pourrait qu’aller en s’effritant.


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le 20 nov. 2024

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