S'il fallait en faire le résumé, nous pourrions dire très simplement que Corinne ou l'Italie met en scène, au fil d'un voyage érudit dans les paysages et les musées italiens, les amours de Corinne, poétesse italienne admirée dans son pays, et d'Oswald Nelvil, noble anglais à l'âme en peine, tourmenté par la mort récente de son père.
Très vite, autour de leur amour se dresse le fil d'un questionnement - que l'on retrouve d'ailleurs dans l'ensemble de l'oeuvre de Madame de Staël - relatif au statut accordé aux femmes autrices et artistes dans la société, questionnement sur lequel s'appuie et se construit la trame fictionnelle.
Ce questionnement, c'est évidemment le personnage de Corinne qui le porte, véritable archétype de l'artiste érudite et vertueuse, héroïne idéalisée presque à l'excès : Corinne sait tout, Corinne est belle, Corinne est gentille, Corinne est douce, Corinne est muse autant que poétesse. Bref, Corinne est plus ou moins parfaite.
Autant vous dire, que dresser le portrait d'un tel personnage à l'aube du XIXème siècle, ce n'est pas passé inaperçu (notamment auprès des conservateurs et autres mâles affutés de tous bords très vites pressés d'aller cracher sur l'être nouveau qu'ils avaient sous les yeux). Barbey d'Aurevilly dans Les Bas bleus nous donne une idée de la réception du personnage de Corinne à l'époque de la publication de l'œuvre :
C'est Madame de Staël qui est vraiment la mère - mater castrorum, - des Bas-bleus français ! C'est Madame de Staël qui leur a donné l'audace d'être. C'est elle qui leur a délivré des lettres de naturalité et fourni une possession d'état, en écrivant Corinne. Corinne poète, antiquaire, historien, androgyne infernal, la solennelle et détestable diablesse de l'ennui !
Alors, certes, Corinne, pour un lecteur contemporain, peut parfois être assommante par l'érudition qui est la sienne, par l'idéalisation dont elle est sans cesse coiffée. Mais, et c'est Barbey d'Aurevilly qui nous le dit, avec Corinne, Madame de Staël aurait donné aux femmes l'audace d'être des Bas-Bleus, c'est-à-dire des femmes autrices, et avec ça, d'être passablement autre chose que des mères et des épouses. Et pour ça, il faut rendre à Corinne ce qui est à Corinne et savoir remercier de Staël pour la force qui fut la sienne à une époque où le metoo n'était pas encore de vigueur.
En décrivant son héroïne comme la figure paroxystique de la femme artiste, Madame de Staël trace la voie transgressive que suivront maintes et maintes femmes depuis elle. Corinne fait le choix des arts et refuse, au nom de la flamme créatrice qui l'habite, la vie qui lui était promise : "Mais est-il vrai que le devoir prescrive à tous les caractères des règles semblables ? Chaque femme comme chaque homme ne doit-elle pas se frayer une route d'après son caractère et ses talents ?".
Encore une fois, la citation de Barbey d'Aurevilly nous donne le poul de la perception de ce genre de parti pris pour la société européenne de cette époque. Si elle embrasse son rôle d'artiste, Corinne n'en souffre pas moins de l'hostilité à son égard, tant elle ne cesse de cristalliser les critiques autour d'elle : "Vous pourrez peut-être accuser les bornes de mon esprit, mais il n'y a rien dans tout ce que vous venez de me dire qui soit à ma portée. Je n'entends par moralité que l'exacte observation des règles établies : hors de là, je ne comprends que des qualités mal employées, qui méritent tout au plus de la pitié.".
Corinne fictionnalise les critiques de Madame de Staël à l'égard de l'injustice sociale dont souffrent les femmes, critiques en germes dès De la littérature dans lequel elle compare la condition des femmes à celle des esclaves affranchis : "Leur destinée ressemble, à quelques égards, à celle des affranchis chez les empereurs ; si elles veulent acquérir de l'ascendant, on leur fait un crime d'un pouvoir que les lois ne leur ont pas donné ; si elles restent esclaves, on opprime leur destinée".
En ce sens, Corinne ou l'Italie est l'occasion de poser les fondements d'un débat sur les influences directes du poids de la société sur la vie d'une femme - et à ce niveau-là les réponses sont données par la fiction elle-même sur laquelle je ne m'étends pas, souci de non-spoil oblige - sur la construction des schèmes de pensée et de perception de la condition féminine, en somme d'interroger les relations entre la norme et sa transgression - entre les règles invisibles que se donnent une société et les marginaux, rêveurs et autres fous qui tentent de les enfreindre.
C'est sur ce questionnement premier que s'y greffe un second qui élargit la critique initiale : au fil des pages, la critique du qu'en-dira-t-on dépasse un questionnement proprement féminin pour s'attaquer à la sclérose inhérente au regard de la société sur ses membres à tous niveaux : " Mais la société ! La société ! Comme elle rend le cœur dur et l'esprit frivole ! Comme elle fait vivre pour ce que l'on dira de vous ! Si les hommes se rencontraient un jour, dégagés chacun de l'influence de tous, quel air pur entrerait dans l'âme ! Que d'idées nouvelles, que de sentiments vrais la rafraîchiraient "
Ainsi, ode à la première des Bas-Bleus, à la liberté des femmes et à leur puissance, Corinne ou l'Italie est un véritable plaidoyer pour une liberté dont la création apparaît comme la figure maîtresse : liberté de créer et liberté d'être - d'être une femme ou de ne pas l'être, d'être une femme autant qu'artiste, d'être une femme forte, une femme faible, d'être muse et poétesse, érudite et amante, libre et aimante, en somme une femme telle qu'on l'est toutes : rien d'autre qu'une femme plurielle.