Coriolan
Coriolan

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Lutte des classes au début de la République Romaine

Brecht réécrit ici une tragédie de Shakespeare et, comme à l’accoutumée, ne choisit pas ses sujets n’importe comment. Coriolan est un illustre général romain des tout premiers temps de la République, qui s’illustra en prenant la capitale d’un peuple voisin, les Volsques. Comme on est en 495 avant Jésus-Christ, Rome n’a pas encore d’Empire du tout, et commence à peine à se mesurer avec les peuples italiques de son entourage. « Coriolan » est un surnom attribué à Caius Marcius afin de l’honorer après la prise de Corioles, la capitale des Volsques.


Jusqu’ici, pas de quoi attiser la libido marxiste de Brecht. Sauf que, dans les sources anciennes (Tite-Live, livre II ; Plutarque, Coriolan) comme chez Shakespeare, Coriolan est un aristocratique arrogant et fanatique qui déteste la plèbe romaine (les pauvres) comme ce n’est pas permis, et qui ne se gêne pas pour cracher son mépris de cette plèbe à chaque parole. Or, comme on venait juste d’établir la République romaine, environ quinze ans auparavant, la révolution menaçait de ne pas se limiter au renversement de la royauté, mais également de s’étendre à la hiérarchie sociale, en ôtant aux nobles (les patriciens) leur prééminence politique. Et Coriolan est extrêmement partisan des aristocrates. Lutte des classes ? Brecht arrive en souriant.
La pièce de Shakespeare est réécrite en mettant en valeur les intérêts de classe et les combats entre patriciens et plébéiens. Le conflit commence de manière assez rude mais classique : les plébéiens accusent les patriciens de les affamer en retenant chez eux la nourriture disponible, ce qui permet de faire monter les prix de vente sur les marchés populaires. Accusation très classique contre les « accapareurs », qui a connu de beaux jours pendant la Révolution Française de 1789, et que Brecht ne s’est pas privé d’exploiter dans d’autres pièces.
Comme on est dans les premiers temps encore semi-légendaires de Rome, Shakespeare (et donc Brecht) mettent en scène d’emblée l’insurrection du Mont Sacré (la plèbe se retire sur un Mont voisin de Rome (494 avant Jésus-Christ) pour faire la grève de la guerre contre les peuples voisins (surtout en raison du problème des dettes qui l’enchaîne aux patriciens) ; elle ne sort de cet état de sécession sociale qu’après le discours célèbre de Ménénius Agrippa (ici présenté comme âgé) : l’Apologue des membres et de l’estomac, signifiant métaphoriquement que la plèbe et le patriciat ne peuvent se passer l’un de l’autre. Par ailleurs, la création de deux tribuns de la plèbe, inamovibles et ayant le droit de veto législatif, calme la classe pauvre de Rome.
Coriolan est un personnage complexe : sa haine pour la populace lui est bien rendue par la plèbe et ses tribuns, mais, par ailleurs, c’est un homme de guerre de grande valeur, à qui l’on doit la victoire sur les Volsques grâce à l’un de ces coups d’éclat héroïques dont seules les légendes tiennent le répertoire. Il a bien mérité de la Patrie, mais le peuple ne peut pas le sentir, et c’est réciproque. De plus, son désintéressement matériel et sa droiture sont sans tache.
Le point un peu faible de l’intrigue, c’est que la tragédie qui s’amorce serait essentiellement due au refus de Coriolan de se soumettre aux rituels médiatiques de « campagne électorale » lorsqu’il est question de le nommer consul. Il méprise cet affichage de ses blessures de guerre (ce qui lui vaudrait des voix), et en plus, il insulte les tribuns du peuple et conteste leur pouvoir. La rupture est consommée entre Coriolan et les institutions romaines. Coriolan, plein de haine pour Rome, passe à l’ennemi, et revient avec des troupes volsques pour s’attaquer à Rome. Seules sa mère et sa femme ont conservé assez d’influence émotionnelle sur lui pour le dissuader au dernier moment de faire couler le sang dans sa ville d’origine. Furieux de cet abandon à deux doigts de la victoire, les Volsques assassinent Coriolan.
Personnage très complexe donc : exagérément roide dans ses choix politiques et sociaux, sévère envers lui-même, courageux, avec un côté misanthrope bougonnant bien trempé, emporté par un torrent de haine, il garde malgré tout une vulnérabilité intérieure qui le pousse à céder aux instances de sa mère et de sa femme. Un vrai « dur » qui a conservé un côté humain.
Par ailleurs, la pièce souligne assez nettement des clivages d’intérêt parfois paradoxaux : le patriciat romain, qui devrait avant tout veiller au salut de la Ville, forme en pratique un troisième camp entre les Volsques et Rome : si les Volsques gagnent, ils seront dépouillés de leurs biens, mais sauvés de la haine de la plèbe ; si Rome gagne, ils risquent de se trouver face à une révolution. À un certain moment, la situation devient si grave pour Rome que l’on est à deux doigts de se retrouver dans la situation du Paris communard de 1871 : les riches quittent la ville (ici pour aller dans leurs domaines ruraux), et seule la plèbe reste à Rome pour continuer le combat contre les Volsques rameutés par Coriolan.
D’autre part, au début de l’acte IV, Brecht met bien en évidence le fait que les gens du petit peuple de Rome et du petit peuple des Volsques ne se haïssent pas, frayent avec amitié et sympathie : manière de suggérer (vieux thème brechtien !) que la guerre est provoquée pour défendre les intérêts des riches, et que les pauvres ont tout à y perdre. Les prolétaires de tous les pays, à l’échelle de cette intrigue, s’unissent bien.
Le grand ton shakespearien est partiellement conservé, mais Brecht est loin d’avoir retenu la totalité des métaphores ingénieuses et des maximes bien frappées qui émaillent le texte du grand Will, et leur donne une portée universelle, en inscrivant une intrigue particulière dans la généralité des conduites humaines possibles.
khorsabad
8
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le 23 avr. 2015

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