On ne peut pas reprocher à un pamphlet de défendre une idéologie, de prendre parti ; mais on peut lui reprocher de ne pas l'assumer.
En plus des nombreux défauts de son argumentation, "Crépuscule" commet l'irréparable en se réclamant de l'objectivité, de l'investigation, et en niant sa fonction réelle : de la propagande politique en soutien des gilets jaunes, 'contre Macron' (au moins ce texte-là était-il clair !), et au service des règlements de compte privés de l'auteur. Ce que l'auteur appelle "démonstration", "argumentation" correspondent en fait à ce que l'on appelle factuellement "procès d'intention", "argument ad hominem", ou tout simplement "diffamation".
Deux exemples pour illustrer cela:
D'abord, le paragraphe d'introduction sur Xavier Niel :
1) il est présenté purement et simplement comme un délinquant, son CV se résumant à l'attribut diffamatoire "proxénète" et à une allusion à un passage en prison) ;
2) il aurait propulsé à lui tout seul Macron au pouvoir, notamment en donnant accès de façon illimitée à ses fonds. De là on se pose des questions compréhensibles : quid des élections ? Des ressources des autres candidats ? De l'intelligence des électeurs ? Du partage strict du temps d'écran tel qu'il est pratiqué en France ? Et surtout... quid des preuves ?
3) le duo Macron - Niel est donc accusé sans preuve d'enfreindre le code électoral. Plus c'est gros, plus ça passe.
J'ai du mal à reconnaître le Juan Branco brillant orateur dans une argumentation aussi grossièrement diffamatoire et dans un style aussi limité.
Ensuite, en accusant directement Le Monde d'être à la botte de Macron car Niel en est un actionnaire, l'auteur prouve qu'il est à côté de la plaque : pour y être abonné, le traitement du mouvement des gilets jaunes par le journal, en regard de son positionnement centriste est étonnamment indulgent pour ce mouvement et hostile à Macron. On aura connu des organes de propagande un peu plus à la botte de leur prétendu commanditaire, à gauche comme à droite (le Figaro, typiquement). Comme tout bon complotiste dans l'âme, Juan Branco fait du procès d'intention un mode valable d’argumentation.
L'auteur exècre visiblement le tout-Paris, l'entre soi du monde politico-journalistique, ne fréquente pas ce milieu et s'en réjouit d'ailleurs avec fierté. C'est son droit bien sûr, et on sera nombreux à le rejoindre là-dessus. Mais relever la tête de son guidon trotskyste lui permettrait de voir le monde tel qu'il est et non tel qu'il le fantasme. "Les journalistes" n'auraient pas, à tort, révéler les liens "étroits" entre Macron et Niel. Mais que dire des journalistes qui n'ont pas révélé les diverses affaires d'amour ou de santé des présidents successifs ? Ces mêmes journalistes étaient-ils tous à la botte, successivement, de l'UDR, de l'UDF, du PS, du RPR, de l'UMP, du PS encore, de la LREM maintenant ? Vivons-nous donc un complot caché par les médias depuis des décennies, que personne n'a jusqu'alors dénoncé - sauf désormais, Branco lui-même, bien sûr ?
On peut bien sûr déplorer ce copinage, qui existe - ce qu'on sait, en tout cas, avec une ampleur probablement bien inférieure à celle avancée par l'auteur -; mais en quoi Macron est-il différent de Mitterrand, Sarkozy ou Hollande ? Ressassant toujours les mêmes éléments, Branco n'arrive pas donc à prendre la hauteur nécessaire pour prouver sa thèse, c’est-à-dire la spécificité semi-mafieuse des réseaux de Macron. Il tombe dans le même écueil mi-naif mi-mégalo que son copain Halimi dans les Chiens de garde : le complexe du héros. Il se rêve en chevalier terrassant le dragon Macron, en solitaire car lui seul saurait qu'il est illégitime et oserait le dire. On l'imagine bien trembler d'excitation en écrivant son texte à l'idée des représailles que sa bravoure inouïe pourrait provoquer... Alors qu'il ne fait que répéter ce qui a déjà été dit dans des centaines d'ouvrages politiques depuis plus de 50 ans. Concernant Mimi Marchand (qui n’est pas une spécificité Macron, car précédemment liée à Sarkozy, et vite écartée par Macron d’ailleurs), les maigres “révélations” sont elles aussi bien loin des promesses grandioses annoncées avec fracas par Branco.
Les seules preuves avancées de la collusion de Macron seraient les dispositions fiscales et réglementaires: "l’adoption de toute une série de dispositions fiscales et réglementaires les intéressant directement et n’ayant aucun bénéfice pour le bien commun – peut faire la destinée politique des autres". On peut être en désaccord avec la vision libérale de l'économie, pour des raisons économiques, éthiques, politiques, que sais-je... Mais simplement prétendre que les réformes qui en sont issues n'ont "aucun bénéfice pour le bien commun", car il n'y a aucun consensus en science économique là-dessus, c'est agiter, sinon son incompétence ou ses limites cognitives - je n'y crois pas pour Branco -, du moins son incapacité à appréhender d'autres façons de penser que la sienne.
En plus d'être mensonger, l'opuscule est déceptif : promettant beaucoup, il concrétise peu, et en vient à se contenter d'accumuler doutes, insinuations et affirmations diffamatoires voire injurieuses. On en vient même à assumer la démarche calomnieuse. Le tout pue d'ailleurs la haine à un point tel que la qualité d'humain est retirée à Macron et aux "oligarques", qui se voient sobrement désignés par le terme "êtres". Juan Branco va jusqu'à traiter de "criminels" les journalistes dits "complaisants", qui auraient sans doute le tort de ne pas partager sa rage vengeresse et de demander des preuves pour soutenir ses lourdes accusations.
Autre passage qui illustre bien cette mégalomanie : "Personne ne semble se troubler que l’on continue à dire que M. Niel, la famille Arnault et les Macron se seraient rencontrés pour la première fois six mois après que M. Niel m’ait indiqué que son ami Emmanuel Macron deviendrait Président de la République": non Juan, tout le monde n'est pas dans ta tête, les "êtres" qui sont les autres, sont des humains, et n'ont pas la capacité d'accéder à ton cerveau pour y trouver des informations.
Pour achever le tableau, l'écriture brouillonne, indigeste, ampoulée (et même parsemée de fautes d'orthographe) est la cerise rance de la forme sur le gâteau moisi du fond. "L'urgence" brandie en justification n'est pas une excuse pour publier un texte public - contrairement à cette critique par exemple ;) - sans l'avoir relu.
J'ai encore du mal à expliquer l'enthousiasme que ce genre de textes peut susciter chez des esprits ayant cultivé leur esprit critique : des affirmations non prouvées et diffamatoires, des expressions excessives, des éléments systématiquement à charge constituent peut-être les ingrédients d’une bonne recette de tract révolutionnaire, tout juste pour un pamphlet, mais pas pour une bonne “enquête” - sauf visiblement pour les “journalistes” du Monde Diplo.