Michel Clouscard, symbole à lui seul des forces et faiblesses de la philosophie

Il était écrit que nos routes seraient un jour amenées à se croiser, Michel Clouscard et moi.
Il ne pouvait en être autrement, tout cela ne tenant au fond qu’à un mot. Un mot composé.
Libéral-libertaire.


Parfois un mot vous manque et tout est dépeuplé. Et ce fut mon cas avant que n’arrive dans mon vocabulaire ce mot de libéral-libertaire.
A force de fréquenter personnes, partis, syndicats et associations dits de gauche, mais aussi à force de m’intéresser au monde des idées, j’ai rapidement acté le fait que derrière ce mot-fourre-tout de « gauche » se cachait des ensembles bien distincts et parfois difficilement conciliables.
Et s’il m’était aisé d’identifier et de distinguer les sociaux-démocrates, des socialistes libertaires et des communistes – parvenant même parfois à repérer des sous-ensembles encore plus subtils au sein de ces trois courants de gauche – il me restait toujours sur les bras un groupe non négligeable d’individus qu’il m’était difficile de vraiment classer dans le champ des idées…


Certains d’entre eux se revendiquaient de Marx et du marxisme mais tout en rejetant le principe de la dictature du prolétariat. D’autres se réclamaient de l’anarcho-syndicalisme mais sans être syndiqués. Il y avait aussi celles et ceux qui condamnaient sous toutes ses formes le libéralisme mais tout en adhérant à ses préceptes individualistes d’autoréalisation narcissique, côtoyant de près celles et ceux qui appelaient à l’abolition du capitalisme mais tout en réclamant à côté de ça le droit de pouvoir jouir de ses fruits sans entrave voire même sans travail… Beaucoup de contradictions et de zones de flou, des pratiques en total désaccord avec les discours, des étiquettes revendiquées n’ayant pas grand-chose à voir avec la réalité des courants auxquels ces étiquettes pouvaient renvoyer…
D’un côté, chacun de ces individus produisait ses propres incohérences, mais de l’autre il était malgré tout facile de voir se dégager entre eux un logiciel commun. Il y avait là quelque-chose à étudier, à théoriser et à qualifier…
…Et c’est là qu’arrivent Michel Clouscard et son libéralisme libertaire.


Michel Clouscard est un philosophe. L’être et le code, son premier ouvrage majeur, est en fait la thèse qu’il a soutenue en 1972. Et même s’il serait aussi possible de le qualifier de sociologue puisque c’est à ce titre qu’il a été recruté à l’université de Poitiers en 1980, il n’en reste pas moins que l’ouvrage qui nous intéresse ici – et qui est celui au sein duquel a été théorisé et peaufiné ce concept de libéralisme libertaire – demeure un pur ouvrage de philosophie, avec ce que ça comporte comme forces mais aussi avec ce que ça charrie comme (nombreux) inconvénients.


Parce qu’en effet, il ne sera pas question ici de s’appuyer sur toute une batterie de statistiques et d’autres sources en tous genres pour en déduire des phénomènes sociaux ; chose qu’aurait fait tout chercheur de science sociale qui se respecte.
Non, dans cette critique du libéralisme libertaire, Clouscard n’entend mener son raisonnement qu’au sein du monde des idées, de leur histoire, de leur logique mais aussi et surtout autour de leurs points de convergence et de divergence…
…Et là, ça a été clairement un premier mur de briques qui s’est dressé face à moi et contre lequel j’ai tout de suite perdu quelques neurones et quelques années d’espérance de vie.


Je vous le dit tout net : pour qui entend se risquer à manger du Clouscard, mieux vaut avoir l’estomac bien accroché et surtout bien préparé.
C’est rêche au possible ; presque exclusivement dans le raisonnement théorique pur. Ça expose des pensées d’auteurs, ça les compare, ça les analyse et, pour suivre tout ça, mieux vaut être au clair avec certains concepts tels que « gnoséologie », « néo-kantisme » ou « phénoménologie de classe », voire encore avec des termes tels que « nouméral », « cogito préréflexif » ou « anté-prédicativité », parce que le bon Michel n’est pas là pour aider les élèves du fond qui viennent tout juste de débarquer dans l’amphi. Michel il est du genre à ne s’adresser qu’à des doctorants en philosophie, donc prévoyez un bon dictionnaire de philosophie à côté de vous où bien une bonne douzaine d’onglets Wikipédia constamment ouverts pour avancer dans ce dédale qu’est cette critique du libéralisme libertaire.


Alors certes, le jeu (sadomasochiste) qui consiste à se plonger dans ce bouquin n’est pas vain, bien au contraire. Je dirais même plus qu’il en vaut pleinement la chandelle dans la mesure où, de par le cheminement de cet ouvrage, Michel Clouscard nous propose une histoire de la pensée moderne – qu’il assimile à la pensée révolutionnaire – dont l’exploration est une vraie opportunité offerte au lecteur d’y éprouver sa réflexion personnelle.

Ainsi, au rang des premières expériences de pensée que cet ouvrage nous propose, on peut notamment retrouver cette thèse selon laquelle celui qui inaugure vraiment la pensée moderne d’un point de vue philosophique, c’est Jean-Jacques Rousseau, reléguant tous les penseurs des Lumières au rang de penseurs d’Ancien régime
…Et autant je n’étais initialement que moyennement convaincu par le postulat proposé – parce que bon, je veux bien qu’on considère que le libéralisme des Lumières ne soit pas le summum de la pensée révolutionnaire, mais de là à le réduire à la pensée d’Ancien régime, tout de même ! – que malgré tout j’avoue avoir accepté quelques préceptes que le bon Michel a su poser en ce début d’ouvrage.


Car dans un premier temps Clouscard rappelle quelques faits : aucun penseur des Lumières n’arrive dans son cheminement à l’idéal républicain, ou bien alors il ne le fait que de manière allusive (p.34). La démocratie elle-même est présentée comme « ennemie de la récupération libérale des Lumières […] y substituant une oligarchie légitimée par la volonté générale. » Il rappelle entre autres que Diderot était pour un despotisme éclairé et d'Holbach pour une monarchie tempérée à l'anglaise. Il insiste d’ailleurs sur le fait que « leur pensée sociale est inexistante » ; qu’elle se réduit à une « pensée d'entrepreneur ». (p.35)


Pour Clouscard, le libéralisme des Lumières n’aspire pas à changer le système mais juste à changer les personnes de place. Or pour justifier ce changement de personnes, les Lumières entendent s’appuyer sur la notion de progrès au sens technologique du terme. Car en posant la noblesse comme la tenante d’une économie basée sur l’exploitation figée des fruits de la terre, la bourgeoisie peut dès lors se poser quant à elle comme la classe permettant la modernisation de l’économie par le progrès industriel. La bourgeoisie devient dès lors cette élite naturelle qu’il conviendrait d’installer définitivement au sommet des systèmes économique et politique pour que puisse enfin s’accomplir la véritable modernité.
D’une certaine manière donc, il ne s’agit que d’une pensée visant à remplacer un conservatisme par un autre. Comme le dit si bien Clouscard lui-même, « cette bourgeoisie veut, certes, le progrès puisqu’il lui permet d’accéder au monopole économique, mais en référence à une nature qui répète, reconduit, fige. Le progrès n’est qu’un moyen pour accomplir des fins pour le moins conservatrices. » (p.43)


Car oui, aux yeux de Clouscard, l’idéologie des Lumières reste avant tout une idéologie de classe ; celle de la classe bourgeoise. Et si cette idéologie est bien anti-absolutiste, elle n’en devient pas pour autant une idéologie qui rentre en rupture avec l’ordre constitutif de l’Ancien régime, bien au contraire.
Pour Clouscard, s’il fallait chercher un aboutissement du processus de féodalisation, on le trouverait dans l’État nation. L’État nation est le produit de l'Ancien régime et non du nouveau, l'unité nationale se faisant selon lui à la sortie des Guerres de religion. (p.24)
Ainsi, à travers les lunettes du bon Michel, il ne faudrait donc pas voir dans l’opposition entre absolutistes et libéraux quelque-chose qui relèverait d’un duel mené entre monde ancien et monde moderne, mais plutôt comme « une dualité de complémentarité ». Parce qu’en effet, en bon marxiste qu’il est, Clouscard aime à penser le monde selon des raisonnements dialectiques, et il n’oublie pas que la synthèse reste bien le produit de la thèse et de l’antithèse. Ainsi la « théocratie monarchiste » des absolutistes et le « matérialisme positiviste » des libéraux ne font qu’alimenter et entretenir mutuellement cette conception aristocratique du pouvoir ; une « relation de la thèse et de l’antithèse comme un processus d’engendrement réciproque » ; « deux consensus dont le conflit a permis […] l’Ancien Régime. » (p.27)


Or, face à cette dualité complice, seul Rousseau aurait été en mesure – toujours selon le bon Michel – de « renvoyer dos à dos les deux consensus de l’Ancien régime » au cours de ce fameux siècle des Lumières, et cela en proposant notamment une « synthèse prospective qui sera la philosophie de la conscience de la modernité » (p.28), allant même jusqu’à considérer que – par sa manière de percevoir le sens de l’Histoire comme un cheminement conduisant vers un état de nature théorique originel, Rousseau ne fait que rejoindre la vision matérialiste, historique et dialectique…
…de Marx. (p.41)
Cette vision, même si je lui trouve ses limites (et on en reparlera), j’avoue qu’elle a vraiment eu ce mérite de stimuler ma perception de l’époque et surtout d’enrichir ma réflexion au sujet des forces politiques et sociales en œuvre dans notre monde…
…Mais d’un autre côté, peut-être auriez-vous envie de me répondre face à cette affirmation : « OK, mais quel rapport avec le libéralisme libertaire ? »


Eh bien justement, c’est l’une des autres sources de frustration / stimulation de l’ouvrage : outre son aspect difficilement digeste, il travaille aussi grandement notre patience tant il aspire à remonter longuement à la racine philosophique du Mal…
…Car l’opposition entre la pensée moderne de Rousseau et la pensée ancienne des Lumières n’est qu’un début au sein de ce premier temps de sa pensée. Parce que maintenant que Clouscard vient d’exclure la pensée libérale du champ de la pensée moderne, il lui reste à faire le tri parmi les héritiers de Rousseau pour, d’un côté mieux conserver Marx, et de l’autre mieux exclure la cible désignée par cette ouvrage : les fameux libéraux-libertaires…
Et même si là encore le voyage intellectuel n’est pas vain…
…Putain la vache, il faut s’accrocher.


Au milieu des questionnements autour de la psyché, de la passion, de la vertu, de la conscience naturelle et sentimentale et des histoires de dames cocufiées et de soubrettes, se trouve une réflexion plutôt constructive sur la manière dont finissent par s’opposer ces deux courants de pensée ; d’un côté le marxisme et de l’autre le libéralisme libertaire. Et pour Clouscard tout se jouerait dans la manière de concevoir la conscience.
Chez Rousseau, la conscience serait à concevoir comme elle l’est chez Marx, c’est-à-dire telle le produit de la relation du moi au monde – comme « saisie de la totalité et mise en ordre dialectique de cet ensemble » – là où les libéraux-libertaires ne la réduiraient de leur côté qu’à « un auto-engendrement » (p.72).


A l’origine de cette déviation, Clouscard positionne d’abord Emmanuel Kant qui – à ses dires – a repris de Rousseau les principes de pensée universelle et d’action légiférante mais tout en évacuant l’idée de confrontation au concret comme élément déterminant de l’émergence de la conscience. Aux yeux de Clouscard il s’agit là d’une démarche ambiguë de la part du penseur prussien car celle-ci consacre d’un côté le progrès par la rationalisation et de l’autre elle prépare la contrerévolution de l’idéalisme subjectif (p.77) ; préparation permise par l’émergence d’une raison toute puissante – une raison kantienne – capable de fabriquer d’elle-même des champs nouveaux de la conscience et qui lui seraient propres, mais aussi capable d’autogérer ses catégories tout en agissant sur la réalité.
A partir de là, la praxis ne deviendrait nécessaire que pour agir sur le réel mais non plus pour forger la conscience et la volonté générale comme c’est le cas chez Rousseau. Ainsi basculerait-on avec Kant d’une politique de l’action à une politique de soumission à la morale et aux sciences. (p.85)
Et c’est donc sur ce terreau kantien que Clouscard voit naître le libéral-libertarisme en tant qu’un « néo-kantisme » – terme dont il entend réajuster le sens pour qu’il puisse devenir un « concept-portrait de la contre-révolution libérale » – telle que celle-ci serait portée par ses figures tutélaires : Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Claude Levi-Strauss, Michel Foucault, Roland Barthes ou bien encore Jacques Lacan. Autant de penseurs ayant œuvré à « détruire le sens » en créant « une distance infinie entre le savoir et l'action. » (p.86)


De là, le bon Michel clôt son premier temps de en bouclant la boucle : les néo-kantiens ayant évacué toute praxis dans la constitution de la conscience de l’être, alors la seule pensée peut suffire pour faire l’être. La représentation est dès lors réduite au seul signifiant et le signifiant peut dès lors triompher du sens (p.94).
Par ce tour de passe-passe théorique, la bourgeoisie peut désormais imposer son idéalisme subjectif au réel. Elle peut imposer ses propres représentations subjectives comme étant la réalité (p.96-97) et sa pratique de classe comme l’expression seule et unique de la liberté.
Clouscard dit : « la réalité de la bourgeoisie, son affirmation phénoménologique, n’est autre que la récupération intégrale du pouvoir – acquis – de la pensée. La réalité de classe se constitue selon le pouvoir de représentation. La bourgeoisie est, en tant que conscience, conscience de classe immédiate (non sue et non dite), le pouvoir kantien de réduire l’être à la représentation, sa représentation. […] Ce que Sartre a cru être la liberté n’est autre que l’acte constitutif de la bourgeoisie. Ce qu’il a cru être le pouvoir de la liberté n’est autre que le pouvoir de classe. Il ne fait que théoriser, refléter la pratique de classe.» (p.97)
De là, la pensée des néo-kantiens rejoint-elle objectivement celle des libéraux, la complétant. Elle devient cet « inconscient de classe » sans lequel la bourgeoisie ne peut espérer exercer un pouvoir hégémonique sur les esprits et donc sur la société.


Mais arrivé au bout de ce premier temps de raisonnement (et qui constitue l’air de rien presque une centaine de pages), on serait en droit de se demander : « oui d’accord, mais à quoi bon ? »
A quoi bon avoir pris tout ce temps pour retracer l’historique particulier du libéralisme libertaire si c’est pour le disqualifier au final de la même manière que le libéralisme classique en le rangeant dans le champ de la pensée contrerévolutionnaire ?
Si la raison d’un tel choix vous a échappé, c’est que vous avez sûrement oublié que notre bon Michel pense le monde des idées selon le logiciel marxiste du matérialisme historique et (surtout) dialectique. Penser le monde selon une logique dialectique c’est considérer que les ordres en place ne reposent pas sur des unités mais bien sur des dualités s’autolégitimant et s’autoentretenant l’une l’autre. Et si pour Clouscard l’ordre nobiliairo-bourgeois reposait sur une opposition absolutisme / libéralisme, le philosophe marxiste entend bien démontrer que le nouvel ordre en place – un ordre hégémonique bourgeois – s’articule depuis l’avènement des penseurs dits « néo-kantiens » autour d’une opposition entre libéralisme classique et libéralisme libertaire.


En fait tout le cœur de la démarche de Clouscard – depuis le début – est là : démontrer que le libéralisme libertaire n’est qu’une opposition de système servant le système.
Elle est celle qui le combat pour mieux l’entretenir, même si ce n’est pas son objectif revendiqué et conscientisé.
Elle est une branche dégénérée de la pensée révolutionnaire qui a fini par revenir aux racines de la contrerévolution.
Elle se pense subjectivement comme socialisme alors qu’elle n’est objectivement que libéralisme.
Elle se croit révolution alors qu’elle n’est en fait que l’opposition utile à la domination hégémonique de la bourgeoisie sur toutes les autres classes.
Elle est celle qui entend se poser et s’imposer comme la seule opposition légitime à la bourgeoisie libérale classique afin de mieux exclure toutes les autres classes du champ de la revendication légitime du pouvoir…
…Et c’est pour cela que le bon Michel a autant pris la peine de distinguer – mais tout en les liant – libéralisme classique et libéralisme libertaire : c’est parce que c’est leur couple – leur dualité complice – qui, aux yeux du philosophe, constitue le système s’opposant à la seule vraie pensée révolutionnaire qui soit de son point de vue : le marxisme.
Chose faite, Clouscard peut alors faire basculer sa critique du libéralisme libertaire dans un second temps : au-delà du péché originel structuré autour de la conception de la conscience, il va désormais être en mesure d’explorer et de ramifier toutes les manifestations de la philosophie libérale-libertaire.


Pour cette deuxième partie intitulée Phénoménologie de la bourgeoisie – là encore – il faut savoir s’accrocher… Mais si, une fois de plus, la lecture est toujours aussi fastidieuse, elle est cependant tout aussi riche de postulats de prime abord saugrenus mais qui se révèlent in fine comme des pistes de réflexion pas totalement dénuées de sens.
Par exemple, en ce qui me concerne, j’avoue m’être laissé surprendre par ce que le bon Michel a jugé bon de retenir comme étant les caractéristiques typiques de cette fameuse « phénoménologie de classe » propre à la bourgeoisie.
Cela tient en trois composantes – trois « étants » pour reprendre les termes de l’auteur : le romantisme, le positivisme et le romanesque. (Et comme souvent avec Clouscard, tout cela fonctionne en système.)


Si Clouscard s’attarde peu sur le romantisme parce qu’il est selon lui la simple expression d’une pensée réactionnaire qui ne passe pas à l’acte – « l’homme politique romantique n’existe pas » dit-il (p.113) – il se montre par contre très loquace sur le positivisme et le romanesque notamment parce qu’elles sont par leur relation de dualité / complémentarité un système de pensée qui permet à la bourgeoisie de gérer ses propres contradictions – notamment politiques et sociales – voire même plus que ça : La mise en relation du positivisme au romanesque permet même carrément selon Clouscard « de montrer comment la bourgeoisie se sert de ses propres contradictions comme principe de sa gestion de l'être de classe. » Ç'en est même pour lui jusqu’à en constituer une « donnée structurale ». (p.116)


Car d’abord Clouscard pose le positivisme comme la dimension pleinement politisée – et surtout pleinement consciente de ce caractère politique – du bourgeois.
En tant que philosophie cherchant à discerner les traces d’un progrès humain dans l’étude des phénomènes perçus, le positivisme est aux yeux de Clouscard « le lieu du fonctionnement de classe » de la bourgeoisie car « il est le fonctionnement même de [leur] mode de production. » Le présentant comme la transposition en philosophie des mécaniques du capitalisme libéral concurrentiel ; c’est « l’être en tant que fonction économique » (p.114). C’est par sa libre-entreprise que la bourgeoisie peut prétendre à éradiquer la misère des masses et par conséquent, c’est par cette même libre-entreprise que la bourgeoisie peut, d’après Clouscard, se définir comme une classe laborieuse et méritante. Elle le peut du fait qu’elle produise des emplois (p.115).
Et ce serait donc grâce au romanesque que la bourgeoisie parviendrait à compléter son positivisme dans une démarche d’hégémonie culturelle.


« Le romanesque est la plus belle invention de la bourgeoisie après le capitalisme » dit Clouscard. (p.118).
Perçu comme antibourgeois par la bourgeoisie traditionnelle, le bon Michel considère qu’au contraire le romanesque est « le plus sûr garant de cet ordre de classe [bourgeois]. » Et il le serait du fait qu’il se pose comme *« une esthétique de classe qui permet de générer du désir de classe, […] un espace dévolu à l'intrigue – un espace de non-dit où tout est permis – pour permettre aux subordonnés les plus méritants de prendre leur place. » (p.118)
Le romanesque serait aux yeux du penseur marxiste « une intentionnalité objective, structurale mais inconsciente pour créer un circuit parallèle à l'institutionnel, un autre lieu de l'échange, une subjectivité de classe non sue et non dite » (p. 121).
Ainsi, par « une séduction bien menée, un talent romanesque accompli peuvent inverser une position sociale », rendant une promotion sociale possible par la culture, mais à condition que l’individu cherche à intérioriser au plus profond de lui cet inconscient de classe. (p.123) En fait, Clouscard résume au fond très bien tout son cheminement par cette phrase située page 131 : « le romanesque n'est que l'amour de la bourgeoisie : amour de classe (dans la classe) et amour de cette classe. C'est bien plus qu'un narcissisme de classe. C'est l'économie politique de ce narcissisme. »


C’est donc au travers de cette trinité que Michel Clouscard voit s’accomplir l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie au cours du XIXe siècle, puis c’est par l’émergence de la conscience des néo-kantiens au cours du XXe siècle que le philosophe marxiste voit ensuite s’opérer « une unification syncrétique et éclectique de la conscience libérale, [en] rempla[cement] des romantisme, positivisme et romanesque anciens. » (p.179)
La conscience libérale est celle qui va permettre à la contradiction de devenir un droit à la différence ; de substituer le non-dit au « nouveau dire » (p. 179). C’est notamment le dire de la psychanalyse ; celui qui reflète l'attitude du bourgeois qui ne veut pas savoir les déterminations qui agissent sur lui.
La psychanalyse « est le non-savoir du processus d'engendrement du libéralisme. Elle est l'oubli fonctionnel, opérationnel de la phénoménologie de classe fondée sur la possession des moyens de production et sur la force productive ouvrière. » Elle est la déconnexion à la condition matérielle car « le corps libéral travaille ailleurs, en dehors de ses catégories. » (p.184) Le sujet libéral devient dès lors « une substance sans porte ni fenêtre. Il est totalement exclu du monde » (p. 188).


Clouscard précise d’ailleurs : pour lui, les fins de la psychanalyse sont celles de la libre entreprise : l’individu y est soumis à une terrible concurrence et s'il veut s'en sortir il se doit de passer par une stricte gestion qui écarte tout gaspillage, qui cible ses objectifs et qui peut ainsi accomplir ses propres désirs en réalisant ceux de la classe sociale…
Et pour promouvoir et diffuser ce moi de la psychanalyse, l’ordre libéral va avoir besoin de deux types d’agents : les managers et les animateurs.
Managers et animateurs sont pour Clouscard des agents issus de la classe moyenne et qui aspirent à l’ascension sociale. Ils se positionnent entre l’élite intellectuelle et les masses afin d’opérer une médiation entre les deux corps. « Managers et animateurs sont les mises en forme des deux actes constitutifs de l'activité humaine : produire et consommer. Ces professions sont spécifiques de la société civile qui propose ainsi un encadrement non politique, a priori, a toute expression sociale. Ces corps de métiers représentent la promotion sociale possible à tous les niveaux de la hiérarchie. On cesse d'être masse par l'accession à ces professions. (...) Ainsi s'identifient promotion sociale et mise en forme du procès de production et de consommation. » (p. 201) …Et s’il y a bien un domaine où managers et animateurs sont sollicités en première ligne pour faire infuser la doxa libérale aux masses, c’est bien dans les médias.


Les médias sont, pour Clouscard, le nerf de la contrerévolution libérale. C’est d’ailleurs par leur étude – associée à celle des intellectuels organiques qui les fréquentent régulièrement – que le philosophe entend conclure le deuxième temps de sa démonstration consacrée à la phénoménologie de la bourgeoisie.
Au travers des médias, dit-il, « trois pouvoirs s'engendrent réciproquement : celui de l'image, celui de l'actualité et celui de l'anthropologie. Les médias sont les travaux pratiques de l'anthropologie libérale. C'est leur mise en scène. Et celle-ci est aussi celle de l'actualité. Autrement dit, par les médias et l'audio-visuel, l'anthropologie s'actualise et l'actualité s’anthropologise. […][Mais] l'image – de l'audio-visuel – a[yant] le fantastique pouvoir d'être toujours nouvelle alors que l'idée se fait très vite repérer, dater et du coup dépasser, […]les idées fondamentales du consensus vont se camoufler derrière les images pour s'exprimer sans se dire et se renouveler constamment et ainsi marteler le même, l'identité libérale. »
Seulement le libéralisme n'ayant pas « d'anthropologie spécifique à proposer », il a dû « créer de toutes pièces son espace : la société civile. » (p. 207) A partir de là « le rôle des médias est d'être un organon de la société civile qui définit comment le corps social doit mener sa vie, comment il fabrique son langage, comment il forge et compose sa propre représentation de lui-même. » (p. 197-198)


Une fois de plus, Clouscard conclut sa partie (la deuxième donc) comme il l’avait fait pour la précédente : en bouclant la boucle. En rappelant qu’au final la bourgeoisie libérale « va se tailler un empire [culturel] qu'elle va gérer d'une manière implacable par cette tolérance qui, proclamant la différence, interdit la contradiction » (p. 220) le philosophe ne fait que rebondir sur la conclusion de la partie précédente lorsqu’il rappelait que « la classe ouvrière ignore le statut mondain de la personne. Elle dispose d’une culture spécifique (et qui n’est pas la culture « populaire » au sens social-démocrate du terme), d’agencement de la vie quotidienne, sans goût et sans romantisme, car faites de traditions communautaires qui se croisent avec les contraintes oppressives de la modernité. [Et c’est pour cela qu’une] phénoménologie de classe va donc se développer selon trois essentielles modalités : le moralisme, le scientisme, le goût. […] Implacable univers, celui du grand renfermement, de la monade bourgeoise. » (p.106)


C’est d’ailleurs un petit peu sur la même structure que s’est bâtie la troisième et dernière partie de cet ouvrage.
Quand bien même Clouscard y annonce-t-il que sa démarche dans ce dernier temps sera de chercher à « lever les interdits à la connaissance matérialiste » afin de « dépasser la logique du libéralisme » (p. 255 et 257) que malgré tout il va, pour l’essentiel du temps, reprendre et développer – telle une synthèse – les idées déjà posées dans les deux parties précédentes.
Ainsi son évocation des « interdits culturo-mondains » (p. 258) fait clairement écho à la « subjectivité de classe non sue et non dite » de la deuxième partie.
Même chose lorsque notre cher Michel évoque la convergence et la complémentarité entre d’un côté le libéralisme politique d’un Raymond Aron qui défend « les valeurs qui relèvent de la nouvelles production », à savoir un « bloc production en série / consommation de masse » et de l’autre la promulgation par Jean-Paul Sartre « des modèles culturels nécessaires à la nouvelle consommation libérée, libertaire même » (p. 260) : on se retrouve clairement là avec une logique qui avait été mobilisée dans la partie II pour expliquer les liens entre positivisme et romanesque au sein de la phénoménologie bourgeoise.

Et enfin bis repetita quand il s’agira d’un côté d’évoquer à nouveau l’anthropologie libérale (p. 277) mais pour mieux s’attaquer – cette fois-ci séparément – à Lacan, Deleuze et Lévi-Strauss. Et same way quand il s’agira de l’autre côté de conclure sur la manière fallacieuse dont les philosophes néo-kantiens s’efforcent d’actualiser le marxisme : pour tous ces points, difficile de ne pas y voir une reprise intégrale, complétée et contemporanéïsée des éléments de la première partie sur l’opposition Rousseau / Kant / Sartre.
Une fois de plus, il s’agit là de boucler une boucle. L’ouvrage se conclut même d’ailleurs par ce par quoi il avait commencé : Rousseau.
CQFD. On peut donc dès lors refermer cette critique du libéralisme libertaire avec le sentiment qu’on a fait le tour de la question, et plutôt trois fois qu’une.


Rien que d’énumérer tous ces éléments qui composent cet ouvrage, cela me permet de prendre conscience à quel point la lecture de celui-ci a su alimenter ma réflexion personnelle ; à quel point elle a su m’offrir des grilles de lecture percutantes et pertinentes sur ce réel social qui m’entoure.
Par exemple comme ne pas voir dans les multiples tendances de novlanguisation ou de cancellisation actuelles l’expression de cet idéalisme subjectif dont parle Clouscard ; c’est-à-dire de cet idéalisme par lequel la bourgeoisie parvient à substituer au réel ses propres représentations de classe ?
Comment ne pas identifier, dans ce portrait de l’individu tel que pensé par la psychanalyse, toute une série de collègues de bureau, d’influenceurs ou de personnalités politiques ?
Combien sont-ils à focaliser toute leur attention sur leur seul être ; sur leur seule autoréalisation / autoaccomplissement / autoremodelage… Mais tout en refusant catégoriquement de se laisser qualifier de « libéraux » ; préférant s’autoqualifier eux-mêmes d’hommes ou de femmes « de gauche » ?
Combien d’anticapitalistes auto-proclamés ayant plus de vêtements que de jours dans le mois pour les porter ?
Combien d’écologistes auto-déclarés ne voyant aucun problème à te parler de leurs futures vacances estivales passées au Cambodge, au Laos, puis à Ibiza, en se permettant une petite escale à Dubaï ?... (« …parce que tu comprends, on y est allé en avril et c’était quand même super-chouette. »)
Et puis surtout, combien d’insoumis revendiqués pour qui le droit à la paresse est simplement synonyme d’oisiveté bourgeoise – c’est-à-dire d’une vie passée à jouir de loisirs et des biens consommables produits par la force laborieuse des autres – plutôt qu’elle n’est synonyme de paresse au sens où Paul Lafargue l’entendait vraiment ?
Autant de cas qui donnent corps à ce concept de libéral-libertaire…


Et puis à côté de ça, comment ne pas voir dans le champ politique actuel une validation a posteriori de certains aspects de l’analyse proposée par Clouscard ?
Quand il énonce – en 1983 donc – la volonté de la bourgeoisie d’imposer une société civile afin que celle-ci se substitue politiquement au corps social ; quand il évoque le rôle organique joué par les médias – et notamment de leurs animateurs et autres philosophes de maison – ou bien encore quand il insiste sur la façon dont la bourgeoisie use à outrance de ce mot-valise qu’est le progrès afin de justifier et d’imposer aux masses laborieuses sa politique comme sa domination de classe, il est difficile de ne pas y voir une description limpide du monde d’aujourd’hui…
…Et un peu à la façon d’un Emmanuel Todd – marxiste lui aussi – qui a récemment mis en évidence une dualité complice entre La République En Marche / Renaissance d’un côté et de l’autre le Front / Rassemblement national via le terme de macrono-lepénisme, on serait aussi totalement en droit de considérer qu’à sa façon – et avec quarante ans d’avance – Michel Clouscard est parvenu à théoriser l’alliance objective qu’il existe à l’autre bout de l’échiquier politique entre d’un côté Renaissance et de l’autre la NUPES. Deux dualités qu’il convient certes de bien savoir distinguer de part et d’autre du pôle macroniste ; mais une double-dualité permettant à la bourgeoisie de monopoliser l’intégralité du champ politique représenté et représentable de notre pays ; trois nuances de libéralisme en dehors desquels il est, dans ce pays, désormais impossible politiquement d’exister.


Et pourtant…
Et pourtant, malgré ce que je pourrais considérer comme étant d’indéniables apports à notre façon de concevoir et de penser le monde des idées, je ne peux m’empêcher malgré tout de considérer cette critique du libéralisme libertaire comme étant un ouvrage globalement faible.
Pire que ça, j’aurais même tendance à considérer qu’au-delà de cet ouvrage en lui-même, c’est toute la philosophie clouscardienne qui démontre ses terribles limites ; limites que je pourrais presque étendre à un large spectre de cette vaste discipline qu’on qualifie aujourd’hui de philosophie.


De quelles limites suis-je donc en train de parler ?
Commençons par cet ouvrage avant de porter notre analyse plus loin.
S’il y a une première limite qui apparait avec évidence, c’est celle que j’ai justement déjà eu l’occasion d’évoquer au début de cette critique : c’est l’aridité du propos
Je sais que je l’ai déjà dit mais je le redis encore : putain mais que c’est rêche… Qui peut se lancer là-dedans sans s’en dégouter au bout de vingt pages ou bien sans s’infliger un terrible mal de crâne ?
Sûrement il y en aura-t-il bien quelques-uns pour être en mesure de s’enfiler ça comme du petit lait, mais qui sont-ils ? Des lecteurs chevronnés en philosophie. Des experts en marxisme ET en structuralisme. Voire pire, quelques gusses qui auront lu ça à toute vitesse tout en étant persuadés qu’ils ont tout compris alors qu’en fait non.
Il apparait d’ailleurs assez évident que c’est à ses pairs que Michel Clouscard entend s’adresser et à nul autre… Ses pairs voire ses ennemis ! ...Car nombreuses sont les digressions qui ne sont manifestement là que faire office de règlements de comptes philosophiques.
…Et ce n’est pas qu’une impression hein ! Le bon Michel l’avoue lui-même en fin d’ouvrage par ces mots tous sauf cryptiques (pour une fois) : « l’althussérisme est notre ennemi n°1. C’est celui qui s’est lové dans la place, c’est l’ennemi intime. En cette philosophie, qui prétend rénover le marxisme, il y a à la fois le dogmatisme mécaniste contre laquelle nous avons écrit La bête sauvage *et l’idéalisme néo-kantien, contre lequel nous écrivons *Critique du libéralisme libertaire. » (p. 266)


Et franchement on s’en serait bien passé de ces digressions, car celles-ci viennent régulièrement apporter de la confusion à un propos qui n’en avait clairement pas besoin.
Par exemple, pages 29 et 30, voilà qu’on doit se bouffer tout un parpaing pour que ce sacré Michel puisse contester certains exégètes de Rousseau au sujet de sa conscience naturelle véritable.
Et vas-y que ça parle de triple système culturel à base d’aventure, de réaction et de dépassement des consciences naturelles et superstructurales par la dialectique ! Le tout en glissant quelques piques à l’encontre de Levi-Strauss et de ses disciplines, bien sûr…
Vingt pages plus loin ça ergote sur le déisme de Rousseau pendant presque 150 lignes et tout cela juste pour savoir qui d’entre les althussériens et Clouscard ont raison sur le fait de vouloir intégrer Rousseau parmi les penseurs pré-marxistes ou pas… Alors ça a l’air de passionner notre bon Michel de critiquer ainsi les positions soutenues par ses ennemis n°1, notamment en leur reprochant d’ « identifier allégrement substance, matière et nature » mais moi, personnellement, je m’en fous un peu.
…Et je m’en fous d’autant plus que, quand bien même cette question serait intéressante que Clouscard ne fait aucun effort pour m’y initier et pour me conduire à en cerner les enjeux.


Mais bon… Autant vous dire que la prose du philosophe marxiste n’avait pas besoin de ça pour être imbuvable, car même sans toutes ces digressions, je considère malgré tout que l’aridité globale de l’ouvrage tient aussi à une construction alambiquée du propos et – osons le dire – voire carrément bordélique.
Parce que si, au regard de la table des matières, la structuration générale de l’ouvrage semble avoir du sens dans la manière d’articuler sa démonstration, une fois qu’on rentre dans le détail d’un chapitre, ça devient très vite la Bataille des haies.
Déjà ça fuse dans tous les sens. On commence un chapitre sur la genèse de conscience moderne et voilà qu’on se retrouve brusquement à parler de psyché, de conscience sentimentale, de lutte contre le libertinage par la passion et la vertu… C’est bien simple, sitôt Clouscard semble-t-il avoir l’opportunité de revenir sur ses précédents travaux qu’il ne s’en prive jamais. Et c’est permanent, récurrent, gonflant…


…Surtout qu’il n’est pas rare qu’au bout de cinq ou dix pages de bonne et grosse prise de tête, le propos finisse par boucler sur lui-même, revenant à son point de départ, donnant l’atroce impression de n’avoir finalement pas avancé.
C’est par exemple clairement ce que j’ai ressenti quand, au bout de toutes ses histoires de dame cocufiée et de soubrettes, Clouscard nous sort – tel l’aboutissement de toutes ces ramifications de réflexion – que ce qui permet en définitive l’unification de la conscience par la praxis, finalement, c’est cette action politique qu’on appelle… La démocratie. (P.76)
Franchement, difficile de ne pas hurler un « Putain ! Tout ça pour ça ?! » après s’être infligé un tel calvaire.


Parce que, l’air de rien, à ces effets de boucle répondent aussi des répétitions régulières de mêmes idées.
D’abord Clouscard énonce une idée brute, puis il reprend l’idée en la développant quelque peu, avant de l’énoncer à nouveau de manière brute pour ensuite la décliner à nouveau selon un autre angle. C’est par exemple clairement ce que j’ai ressenti quand, à la page 77, le philosophe ne cesse de répéter *ad nauseam*que Kant ne reprend pas la phénoménologie de Rousseau. Même chose à la page 108 avec l’idée d’anthropologie libérale. Et que dire de l’accumulation suivante qu’on retrouve sur une seule demi-page ? « Le mondain est le système des relations du sexe, du pouvoir, de l'opinion. [...] Elle n'a de pouvoir que par l'opinion [...]. De même pour le pouvoir : il n'est que par et pour le sexe, que par et pour l'opinion. [...] Le mondain est le concept le plus synthétique, qui permet d'appréhender le jeu commun du sexe, du pouvoir, de l'opinion. Le monde n'est ni le sexe, ni le pouvoir, ni l'opinion mais leur relation. » (p. 210)


Il faut dire que ce genre de formulation alambiquée est grandement favorisé par le fait que notre cher Michel semble régulièrement à la recherche du bon mot – de la formulation ronflante qui claque – et que ces aller-retour incessants ne sont que des prétextes pour amener ces phrases qui ne sont pourtant – et en définitive – que des oxymores un peu creux.
Voici quelques morceaux choisis juste pour vous donner une idée :
p. 37 : « la conscience naturelle s'affirme en se niant ». (Pardon ?)
p. 56 : « d’une proposition à l’autre, il pense à la fois la thèse, l’antithèse, la synthèse négative et la synthèse positive. » (Ah oui. Quand même…)
p. 69 : « elle [la conscience] est intériorisation de l'extériorisation ». (Bah voyons…)
p. 73 : « la conscience n'est que par le sens. La conscience immédiate et concrète est donc conscience du sens. » (Rololoh Michel… Allons !)
p. 130 : « le romanesque est le lieu de la contradiction. (...) Il est bovarysme et antibovarysme, début de roman et fin de roman. Il se vit à l'endroit et à l'envers, consciemment ou inconsciemment » (Oui, celle-ci, il est quand même allé la chercher loin…)


Cette façon de mener son propos génère une sorte d’ effet de piétinement d’autant plus usant qu’il semble totalement superflu ; n’apportant rien à la compréhension ou au développement de l’idée énoncée…
…Et s’il y a du reste bien un secteur de l’ouvrage qui symbolise à lui tout seul cette impression de piétinement et d’embourbement stérile c’est bien toute la troisième partie EN SON ENTIER.
Cent pages en tout ! Cent pages durant lesquelles on a l’impression d’être prisonnier d’une boucle qui ne cesse de répéter ce qui a pourtant déjà été dit trois lignes, trois pages, voire trois chapitres plus tôt !
Quand il m’a d’ailleurs fallu, quelques paragraphes plus haut, revenir sur les passages qui m’avaient le plus stimulés dans cet ouvrage, je pense qu’il n’aura sûrement échappé à personne que je n’avais finalement pas grand-chose à dire de cette troisième partie…
Mais d’un autre côté comment pouvait-il en en être autrement ! Surtout quand on considère l’épuisement généré par le fait de s’être cogné avant ça plus de 250 pages du même genre…


Absence de pédagogie, vocabulaire aride, digressions, répétitions, boucles argumentatives, piétinements, oxymores sophistiques, bordélisme : autant de raisons accumulées pour détester lire Michel Clouscard…
Malgré tout, si la liste de défauts s’était arrêtée ici, je pense que j’aurais pu encore passer outre et considérer cette Critique du libéralisme libertaire comme un grand ouvrage de pensée sociologique et politique.
…Parce que non – vous avez bien lu – cette liste de défauts que je viens de vous faire n’est pas complète. Et non – vous avez bien compris – je n’ai toujours pas eu l’occasion d’énoncer ce qui constitue pour moi la plus grande faiblesse de cet ouvrage : celle qui fait que toute sa démonstration s’écroule comme un château de cartes.


A la décharge du bon Michel, il n’est pas le premier à tomber dans cet abime. Bien des philosophes avant lui – et après lui – s’y sont déjà échoués.
C’est pourtant un écueil qui me parait tellement évident. Mais à croire que dans le monde de la philosophie, certaines vieilles traditions restent tenaces, quand bien même apparaissent-elles totalement contre-productives pour qui a pu bénéficier au cours de sa vie d’un minimum de formation scientifique.
Cet écueil, c’est le pire de tous. C’est celui qui stérilise tout l’ensemble.
Car voyez-vous, malgré ses 377 pages d’écriture plutôt dense et un Index nominum comportant 560 renvois auprès de 88 auteurs, personnalités ou personnages différents, que malgré ça, toute la rigueur intellectuelle de l’ouvrage est balayée d’un banal revers de la main par le simple fait que tout ce qui est affirmé dans cet ouvrage l’est purement…
gratuitement.


Car oui, rien dans cet ouvrage n’est sourcé. Rien.
Pire que ça, aucune affirmation de cette Critique du libéralisme libertaire n’entend s’appuyer sur une quelconque citation de ces auteurs qui sont pourtant abondamment nommés.
Et allons même encore plus loin : quand bien même tout ce qu’avance Michel Clouscard dans son ouvrage pourrait éventuellement être a posteriori confirmé par le travail de moines issus de l’IHT que malgré tout il resterait un dernier problème : le fait que Clouscard ne reste en fin de compte qu’emmuré dans le monde des idées.
Est-ce qu’à un moment donné, Clouscard – officiellement sociologue pourtant – a pris la peine de confronter son modèle de libéral-libertaire aux masses sociales et à ce qu’elles peuvent produire comme sources ? Dit autrement, est-ce que Michel Clouscard s’est-il soucié un seul instant de produire une démonstration prouvant que ce qu’il raconte est un tant soit peu ancré dans le réel de notre société ?
Non. Jamais ou presque.


Alors certes, c’est vrai, comme j’ai pu le dire un peu plus haut, ce n’était pas comme si la grille de lecture qu’a su produire Michel Clouscard ne faisait pas écho à ce que je pouvais rencontrer dans ma sphère culturelle. Collègues, influenceurs, personnalités politiques : j’ai fini par en identifier plus d’un des libéraux-libertaires ! Une identification qui m’a d’ailleurs bien rendu service puisque, désormais, je parviens à situer bon nombre de personnes qui naviguaient jusqu’alors pour moi en eaux troubles.


Seulement voilà, est-ce là quelque chose de suffisant pour considérer comme valide et pertinent le concept de libéral-libertaire ?
Après tout, l’histoire des idées n’est-elle pas justement jonchée de concepts plus ou moins vaseux qui ont permis d’amalgamer ensemble des gens qui n’avaient rien à voir entre eux afin de pouvoir toutes les disqualifier d’un bloc et sans nuance ?
Ne parle-t-on pas de nos jours de « wokisme » et « d’islamo-gauchisme » comme on a pu parler hier de « judéo-bolchévisme » ou de « judéo-maçonnerie » ?
Or, pour chacun de ces concepts fourre-tout, il y a toujours eu des foules de personnes pour y adhérer, et cela sous le simple prétexte que ces derniers validaient des représentations bien arrangeantes.
Dès lors ne vois-je pas moi-même des libéraux-libertaires un peu partout et cela tout simplement parce que c’est bien accommodant pour moi ? Ne les vois-je pas parce que ça me permet de facilement disqualifier une frange de gauche qui me dérange ?
Eh bah en fait, arrivé au bout de ce livre, je n’en sais rien du tout… Et si je n’en sais rien, c’est parce que tout ce qui est affirmé dans ce bouquin l’est gratuitement.


Parce que bon, peut-être qu’effectivement Michel Clouscard est bien un grand génie qui a été capable de percevoir l’historicité philosophique de chaque courant de gauche et qu’en conséquence, en nous offrant sa grille de lecture via sa Critique du libéralisme libertaire, il nous a apporté-là un outil fondamental dans notre compréhension collective du monde des idées. Peut-être oui… Mais peut-être pas.
Parce qu’il n’est pas impossible non plus que Clouscard torde un peu la pensée des Rousseau, Sartre, Lacan, Aron et Foucault afin que celles-ci puissent davantage coller à sa démonstration. Certes, du peu que je connaisse de Sartre, Foucault ou surtout Aron, ce qu’en dit Clouscard ne m’apparait pas comme totalement aberrant. Mais en suis-je à un niveau de connaissance suffisant pour être en mesure d’affirmer avec certitude que je n’ai pas pu être dupé par notre bon Michel ? Certainement pas…Surtout que, de ce que j’ai pu en lire, Rousseau n’est pas non plus le champion toute catégorie de la pensée univoque, constante et cohérente ! ...Donc de là à ce que Clouscard y ait prélevé ce qu’il en a voulu...
...Et puis à côté de ça ce n'était pas comme je n'avais pas eu quelques contre-exemples qui me sont venus spontanément pour invalider quelques-unes de ses affirmations. Par exemple, quand Clouscard affirme l'État nation est un pur produit de l'Ancien régime, je me dis qu'il ne s'est jamais intéressé à la construction de l'État nation allemand ou italien.
Pareil, moi je veux bien qu'on me dise que l'homme politique romantique n'existe pas, mais que fait-on de Giuseppe Garibaldi, l'homme de l'indépendance de l'Uruguay et du Risorgimento ?


L’air de rien, je suis la cible idéale pour me faire retourner par ce genre d’imposture.
Certes j’en connais un peu, mais pas suffisamment. Juste des rudiments. Et de là à faire confiance aux dires de bon Michel sans aller vérifier à la source, il n’y a qu’un pas !
Il y a quelques années, je me souviens qu’un étudiant d’Assas avait pondu une étude sur le wokisme et que celle-ci avait ensuite été relayée par un thinktank de la galaxie LR. Cette étude avait fait le tour des plateaux, de BFM à RFM en passant par Sud Radio. Par curiosité j’avais lu cette étude et j’avais très rapidement constaté à quel point celle-ci était boiteuse : le champ d’étude n’était pas défini en introduction, l’analyse critique du corpus de sources sélectionnées était totalement absente, et pour ce qui relève du cœur de l’étude, celle-ci n’était en fait qu’une longue accumulation de micro-événements piochés ça et là afin que ceux-ci, par effet d’association, finissent par donner corps à ce que l’auteur entendait définir lui-même comme étant du wokisme.
En quoi et de quoi ces exemples étaient-ils représentatifs ? Qu’est-ce qui pouvait permettre de considérer que tous ces événements énoncés émanaient bien d’un même courant uniforme ? Qu’est-ce qui permettait d’ailleurs de dire que ce courant était le wokisme et non un autre ? Aucune de ces questions n’avait été posée par l’auteur de cette étude. Aucune précaution sociologique n’avait été prise.
Ainsi, de la même manière que jadis on voulait démontrer que le monde était tenu par des banquiers juifs en citant pour cela les Pereire et autres Rothschild en guise de preuves forcément concluantes, voilà comment aujourd’hui on déclare avec la même gratuité et la même assurance que nous sommes toutes et tous à la merci des wokes, des islamo-gauchistes et – qui sait – des libéraux-libertaires après tout !


377 pages de « critique » et les seuls éléments concrets que Michel Clouscard entend invoquer dans son ouvrage c’est une émission de Bernard Pivot, un article du Monde, une allusion faite à La Belle Héloïse et une autre à Madame Bovary… C’est tout ?
C’est un peu léger tout de même !
…Et pourtant je ne pense pas que ce soit fait par hasard. Je pense même au contraire que c’est là une démarche pleinement conscientisée de la part de l’auteur. Car au fond, Clouscard ne veut pas se justifier. Les autres ne le font pas, alors pourquoi lui le ferait ?
Clouscard est au-dessus de tout ça, lui. C’est que monsieur est un philosophe. Or un philosophe – du moins du point de vue manifeste de Clouscard – ça n’a pas à citer. Ça n’a pas à argumenter. Ça n’a pas à expliquer.
Le philosophe expose son logiciel idéologique, il s’assure que celui-ci parvient à s’auto-justifier face aux potentielles attaques des logiciels rivaux, et voilà c’est tout. C’est fini. Le travail philosophique est terminé. Savoir si tel logiciel est plus pertinent à dire le réel qu’un autre, au fond, de ça on s’en fout un peu.
Le philosophe, lui, se satisfait d’avoir produit un logiciel de pensée cohérent qui lui permet de justifier sa représentation du monde tout en invalidant celles des autres, quand bien même l’aura-t-il fait en ne se référant jamais au monde dont il prétend pourtant parler.
« Ça, ce n’est pas le travail d’un philosophe » aurait certainement répondu à cela Clouscard…
…Et je pense qu’il aurait bien eu tort. Lui comme tous autres.


Car oui – et je conclurai là-dessus – je pense qu’au fond, Michel Clouscard n’est pas une singularité dans le monde de la philosophie. Je pense au contraire qu’il n’en est qu’un symptôme.
Au début de mes études supérieures, la voie de la philosophie m’a un temps tenté, mais au bout de deux années, j’ai finalement très vite compris que la voie des sciences sociales me correspondrait et me stimulerait bien plus. Pourquoi ? …Sûrement un peu pour cet aspect-là justement.
Alors après – attention – je ne voudrais pas non plus sous-entendre par ma dernière phrase que la philosophie ne pourrait pas être pratiquée à la façon d’une science sociale. Bien au contraire. Je serais même de ceux qui considèrent que sitôt est-elle pratiquée dans une logique de science sociale que la philosophie devient mécaniquement la maitresse de toutes les autres sciences, et cela dans la mesure où celle-ci pose cette question fondamentale : « comment sait-on ce qu’on sait ? »


…Mais malheureusement, cette manière de penser la philosophie ne relève pas encore aujourd’hui de l’évidence.
Apprendre à situer et identifier les courants de pensées, les analyser avec distance critique et source à l’appui afin de s’assurer que tout ce qu’on avance est bien factuel ou relève d’une interprétation méthodique, complète et transparente, ce n’est pas une méthode qui, aujourd’hui encore, s’impose avec aisance.
Combien de philosophes ou de pseudo-philosophes pensent encore de nos jours qu’il suffit simplement de manipuler des concepts et des auteurs classiques pour devenir philosophe et être reconnus comme tels… Et en même temps comment leur donner tort ? Les auteurs classiques auxquels ils se réfèrent ne faisaient-ils pas au fond la même chose ?


En cela Clouscard et sa critique du libéralisme libertaire souffrent de maux qui sont en fait propres à leur discipline ; du moins à un très grand versant de leur discipline. Et si cela relativise certes les limites offertes par l’œuvre de Clouscard, cela ne les dissout cependant en rien.
Car quelle différence il y a-t-il entre un concept qu’on a pris la peine d’éprouver d’un autre qu’on a pas pris la peine d’éprouver ?
Eh bien pour moi la différence elle est fondamentale, parce que sitôt il y a-t-il démonstration qu’il y a derrière ça possibilité de réfutation. Et sitôt il y a-t-il réfutation qu’il y a dès lors cette autre possibilité qui émerge tout soudain : celle de voir se dégager au bout du débat scientifique une vérité – scientifique elle aussi – mais une vérité qui nous fasse avancer collectivement.
C’est parce qu’il y a eu démonstration, réfutation et débat en astronomie qu’on peut aujourd’hui acter que la Terre a 4,5 milliards d’années, qu’elle est ronde et qu’elle tourne autour du Soleil.
C’est aussi parce qu’il y a eu démonstration, réfutation et débat en histoire qu’aujourd’hui on peut acter avec certitude qu’il y a eu un génocide juif mais pas de génocide vendéen.
Et c’est toujours parce qu’il y a eu démonstration, réfutation et débat en médecine qu’on peut aujourd’hui acter que le SIDA n’est une maladie punissant les homosexuels pour leur dépravation.


Grâce à la démonstration scientifique, on a pu laisser de côté les remèdes à base de saignées et avancer collectivement vers la médecine moderne, de la même manière qu’on a pu domestiquer l’atome, démanteler les races biologiques ou bien encore tordre le coup à la théorie du ruissellement (qui n’a d’ailleurs jamais été vraiment théorisée histoire d’être vraiment précis).
C’est ça le pouvoir de la démonstration. C’est elle qui permet d’acter des modèles théoriques en les muant soit en vérité scientifique, soit en théorie invalidée. Et ce qui est valable pour toute science l’est notamment dans le domaine des idées politiques où Clouscard officie.

En usant de démonstrations solides, on peut aujourd’hui acter le fait qu’Emmanuel Macron n’est pas de droite et de gauche mais seulement de droite ; que le parti socialiste n’a plus rien de socialiste et que le parti communiste français n’a, lui non plus, plus grand-chose de communiste.


Les démonstrations posent des faits qui permettent de sortir des banales oppositions de point de vue enlisées dans les convenances de chacun.
En offrant sa grille de lecture, Clouscard permet certes à des gens comme moi d’alimenter (en partie) leur réflexion. Mais en refusant l’exercice exigeant de la démonstration, notre bon Michel ne s’est finalement réduit qu’à produire un simple exercice de rhétorique. Il a préféré se restreindre au cercle confortable des débats ne sortant jamais des logosphères plutôt que d’aller se risquer sur la voie plus pénible de ces débats scientifiques qui font avancer toute une humanité…
…Et venant d’un penseur marxiste, je trouve qu’il y a quand même là un drôle de paradoxe à avoir privilégié le voie de la jouissance individuelle à celle du profit commun.
Ç’en serait à se demander si Clouscard ne serait pas lui aussi qu’un libéral libertaire qui s’ignore ?
Parce qu’après tout – et à bien y réfléchir – de la diatribe égotique au coming out libertaire, il n’y a finalement qu’un pas… ;-)

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le 15 juin 2023

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