Cromwell. Grands dieux qu'attendez-vous pour lire Cromwell. Cette pièce est folle, elle est grande, elle est géniale, c'est un chef-d'oeuvre. Tout Hugo est contenu dans Cromwell. Vous avez les bouffons, ces fous ricanants et mélancoliques; vous avez l'homme seul face à son destin; vous avez le pouvoir et la morale; les partis politiques et les valeurs humaines, l'artiste face au monde ou hors du monde, vous avez l'amour et le rire et la mort et l'absurde. Le héros romantique chez Hugo n'est jamais tout seul et triste par mélancolie de l'âme comme chez Goethe, ou dégoûté de l'humanité et solitaire comme chez Musset, ou fou et ailleurs comme chez Nerval ; il est dans le monde, dans le présent, il agit, il rêve, il a des tas d'idéaux fous et naïfs, il est politique, il vit politique. Cromwell c'est Hernani sans la fougue et la naïveté de la jeunesse, c'est Ruy Blas sans la pureté d'âme et en plus complexe, c'est Lantenac, Gauvain et Cimourdain, Cromwell c'est toute l'oeuvre d'Hugo. Tout Hugo par la suite se pressent dans Cromwell.
Cromwell c'est une pièce folle dans sa composition même, tellement qu'elle sort des règles du théâtre et emprunte au roman certaines formes, une variété d'intrigue, un côté baroque, un foisonnement, une profusion qui de fait la rend totalement injouable : c'est marrant d'ailleurs, tandis que les romans de Hugo sont finalement en un sens des pièces de théâtre avec des bouts de descriptions collés dedans, la première grande pièce hugolienne est un roman en vers et en actes (5, restons classiques tout de même, faudrait pas trop pousser). Cromwell est tellement développé qu'il en devient presque un héros de roman, avec étude de cas, analyse psychologique, démonstration en situation, intrigues secondaires et tertiaires et quaternaires (et finalement Cromwell pourrait dire comme les dinosaures « tous mes amis sont morts »).
Cromwell c'est fou, il y a des milliers de vers (6920!), ça commence par « Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept » et ça finit par Cromwell rêveur « Quand donc serai-je roi ? » (oui, je spoile tout, omg), il y a des tas de personnages avec tous leur psychologie, c'est une sorte de grande fresque vivante et baroque (enfin, techniquement romantique, haha, qu'est-ce qu'on se poile), c'est injouable mais on s'en fout parce que c'est lisible et qu'on y trouve de tout, des tirades désespérées, des quiproquos de vaudeville, des conjurés tragiques, des bouffons lunaires, des nobles bouffons, des poètes terribles et des chrétiens flamboyants, des ladys magnifiques et des détails pittoresques.
Alors évidemment, on me dira que c'est quand même très hugolien. C'est vrai, c'est assez grandiloquent, monumental, théâtral dans le mauvais sens du terme, très démonstratif, oui. Tout à fait Hugo. Du moins tout à fait le Hugo de ce temps, il a 24 ans, il a encore toute sa longue vie devant lui pour essayer d'autres choses. Donc, c'est vrai, c'est assez particulier, on peut vite trouver ça insupportable si on n'aime pas le style. Mais moi je m'en fous, j'aime Hugo, j'aime ce livre, j'aime cette pièce folle et vaguement mégalomane mais tellement belle. Accessoirement il y a aussi une Préface tout à fait fréquentable qui est souvent bien mieux connue que la pièce en elle-même, préface qui effectivement constitue le manifeste éclatant, ambitieux et un peu imbu de lui-même d'une nouvelle esthétique théâtrale, préface qui marque aussi nettement les idées hugoliennes en matière de littérature qu'il développera ensuite dans son William Shakespeare notamment ; oui, donc, il y a accessoirement cette Préface qui nique sa race (c'était pour la rime, il est tard, désolée), mais franchement, on s'en moque, lisez Cromwell, grands dieux, lisez-moi ça.