"D'autres vies que la mienne" pose - sans le vouloir ? - une question essentielle sur l'art : doit-on forcément souffrir dans la vie pour être créatif artistiquement ? Et la réponse est loin d'être claire : car en abandonnant ses fictions cérébrales et imprégnées de ses souffrances intimes, en admettant qu'il a trouvé (enfin) le bonheur dans la vie (dans l'amour...) et que pour ce faire, il a appris à regarder la souffrance et le bonheur d'autres gens, de gens plus simples, plus "normaux" aurait-on envie de dire, Carrère se livre à un geste courageux, sincère, touchant (le fait est que l'émotion nous étreint souvent, et fort, à la lecture de son livre), mais produit au final un livre à la fois conceptuellement et stylistiquement inférieur à ses chefs d’œuvre passés. Il est alors facile - comme je l'ai lu en divers endroits - de se moquer d'un livre que l'on trouvera - suivant le cas - trop "bobo" ou au contraire trop niais, avec cette facilité irritante que Carrère a de nous faire pleurnicher. J'ai, du coup, plutôt envie de souligner l'intelligence que Carrère manifeste quand il s'agit de faire de la fiction excitante à partir de sujets a priori rebutants, comme les problèmes juridiques du recouvrement de dettes : là, au fil de ses pages qui passionnent alors qu'elles devraient ennuyer, on sent qu'on a toujours affaire à un écrivain doué, différent, audacieux même. [Critique écrite en 2011]