On imagine difficilement une chute comme celle qu'a pu faire Céline entre '44 et '47, mais remontons un peu avant. Louis Ferdinand, mutilé à 75 % en '14, avait choppé deux ans plus tard le paludisme en Afrique et s'en trouvait d'assez mauvaise humeur, misanthrope fini ; il avait écrit deux romans, de quoi faire un peu le ménage dans sa haine se disait-on. Et soudain, la guerre éclate, comme ça, personne n'avait rien demandé, et revoilà Louis Ferdinand embarqué dans une salle affaire, écrivain antisémite par excellente, les pamphlets et les petits papiers de Vichy évidemment, et quand l'apparente victoire de l'Axe commence à se fissurer ces messieurs du Gouvernement s'éclipse, à Sigmaringen, dans un chateau justement, et notre bon ami se retrouve de l'aventure, comme médecin cette fois.

Le roman commence sur un éclat de haine, l'épuration il se l'est mangée en pleine gueule, enfermé en Danemark, dans un trou glacé au coeur de l'hiver pendant des années, il n'en reste à rien à Paris, tout a été pillé, des casseroles aux manuscrits, la maison a pris feu, il n'est même plus citoyen, et le Voyage ne rapporte plus un clou, mis au placard Céline et sa haine. Plus un rond donc, Céline, médecin toujours, mais gratuit, pour les pauvres, et même les pauvres n'ont pas confiance en ce vieux bonhomme, quelques clients quand même pour ne pas rien faire, il reste toujours les chiens, quatre, dangereux, méchants eux-aussi, et puis le chat, le hérisson, et puis il y a aussi sa femme, elle est encore là, elle, et il l'aime vraiment, il s'inquiète, il faut faire du chiffre, pour pas la laisser la pauvre, ils vont la dévorer les créanciers, et il y ces deux salauds d'éditeurs, ces traitres, qui attendent avec impatience le nouveau Céline, et le nouveau Céline s'écrit comme ça, tout seul, un jour en descendant voir Mme Niçois, la vieille qui a besoin de sa piqure en bas de la ville, la fièvre le prend, ça commence par un délire, une rencontre avec la bateau de Charon, et voilà qu'à bord il y a Marion, un ancien secrétaire d'Etat de Pétain, et ils s'embrouillent, ça crie, ça crache, et tout remonte. Céline allongé dans son lit, écrasé par la fièvre s'acharne à nous raconter Sigmaringen, à retrouver le souvenir.

La lecture est hallucinante, on est emporté par une construction qui s'égarre en permanence, le livre est porté par ce style qui l'avait rendu célèbre poussé à son extrème. Peut-être trop extrème, mais ceux qui passeront les premières pages n'auront pas à le regretter, parce qu'on va s'amuser. D'un chateau l'autre c'est un livre d'attente, celle de la défaite, celle de l'armée de Leclerc et ses sénagalais avec leurs coupes coupes qui viennent d'épurer dans le sang la bonne ville de Strasbourg. A Sigmaringen rien ne va, il y a des soldats blessés, des femmes enceintes, des enfants hors de contrôle et les caprices des généraux nazis, et les poux, et la faim, le froid, et le manque de médicaments, de morphine pour les cancers, du souffre pour la gale, du cyanure pour les anciens de Vichy... Et malgré ce bordel, on s'amuse comme des petits fous ! Parce que c'est surtout le moment de s'amuser, quel autre espoir après tout ce temps ? Forcément, régler des comptes, Sartre (Ah ah !), Aragon, et la Triolette (qui a quand même traduit la version expurgée du Voyage pour l'URSS), et Malraux, et même Drieu, Morand et la petite bande qui déjà un peu quitté le navire vichyste, et lui, là, Céline, c'est lui qu'on va crucifier, on le garde jusqu'au bout parce qu'il faudra bien qu'un écrivain paye. Parce que Louis Ferdinand être une victime il aime bien. Et quitte à balancer, autant se payer aussi Pétain, Laval, et un paquet de ministres, que des condamnés, Céline a un dernier principe, il balance pas les noms, il les attend au bout d'une corde, ou à la fin de leur cancer, et il se marre parce qu'il compte bien tous les voir crever. Et jamais il ne s'arrête de divaguer, de se perdre dans les souvenirs et la fièvre, et la haine, et pourtant c'est drôle comme tout, j'ai ri, vraiment, un peu gêné mais je me disais, mi-rassuré, mi-dépité, que plus personne ne sait qui est Céline maintenant.

"Saint Louis, la vache !... pour lui qu'on expie ! je dis !... lui le brutal ! le tortureur !... lui qui a été béatifié, tenez vous ! qu'il a fait baptiser, forcés, un bon million d'Israëliens !... dans notre cher Midi de notre chère France ! pire qu'Adolf le mec !... vous dire ce que vous appreniez d'une échelle à l'autre !... ah ! le saint Louis !.... canonisé, 1297 !.... on en reparlera !"

A lire, je dirais bien absolument mais je comprendrais que ça ne vous fasse pas envie.
JZD
9
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le 21 août 2012

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J. Z. D.

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