Echange de rôles sociaux à Chicago
Cette pièce, d'accès difficile en raison du non-sens apparent de l'action centrale, et du coq-à-l'âne continuel des dialogues, entre d'assez nombreux personnages peu typés dans l'ensemble, sort du réalisme pour poser une réflexion abstraite sur le cynisme et l'immoralité des villes de cette première moitié de XXe siècle. Escroquerie, trafics minables, prostitutions, violences faites aux femmes, logements pauvres, racisme, lynchages, voilà le décor peu réjouissant. Mais enfin, il a sa cohérence.
C'est l'intrigue principale qui a fort peu de sens, si on la lit littéralement. On est à Chicago, archétype de la ville violente, cruelle et immorale des romanciers de gauche étatsuniens de ce début de XXe siècle. Un vieil Asiatique, "Le Malais Wang Yen, dit Shlink, de Yokohama, dans le Peiho" (on appréciera la géographie très très incertaine, qui ne fait que jouer sur des mots "exotiques"), cède son entreprise de négoce de bois à un minable petit employé de bibliothèque, George Garga. Dès lors, les deux hommes sont "en conflit" (va savoir pourquoi). Shlink s’est hissé du bas de l’échelle au sommet, il a vendu son âme à la modernité, il a tout - mais peut-être pas ? Garga, lui, n’a jamais rien tenté, préférant s’engourdir dans la marginalité et dans une vie sans horizon. Avec une arme nommée “humiliation”, Shlink l’éveilleur le provoque. Que cherche-t-il ? Et pour Garga, cette intrusion catastrophique est-elle une chance ?
"Dans la jungle des villes" est écrit sous l'impulsion de deux romans ayant pour cadre la grande ville américaine : "La Jungle", d'Upton Sinclair (1906), qui montre la misère du prolétariat à Chicago, et "La Roue", du Danois Johannes Jensen (1905), qui décrit un combat entre deux hommes de générations différentes. Brecht s'appuie également sur "Une saison en enfer" et "Les Illuminations", de Rimbaud, dont il cite des passages.
Shlink , pris par le vertige de la perte de soi, du renoncement à ses intérêts les plus vitaux, va se faire le serviteur le plus fidèle de Garga, qui va en profiter pour commettre contre Shlink les pires ignominies, à commencer par vendre deux fois le bois que Shlink lui a cédé. En plus, Shlink, étant Asiatique, est la cible du racisme local et de gens qui veulent le lyncher. Pour couronner le tout, vers la fin, Shlink révèle une attirance homosexuelle pour Garga, qui est nettement plus jeune. Shlink et Garga échangent leurs positions sociales, et la morale n'en est pas réjouissante : le pauvre, devenu riche, devient escroc, cynique, ingrat, méprisant et inconséquent.
Cette confrontation entre un vieil Asiatique, qui s'enfonce délibérément dans une spirale de dépossession de soi, peut-être pour retrouver un essentiel de spiritualité qu'il avait fui pour réussir, et un jeune carnassier occidental, violent, cynique, matérialiste et jouisseur, constitue le coeur de la pièce, à laquelle il ne faut pas demander beaucoup d'autre sens. L'incommunicabilité entre personnes et la présence de la barbarie primitive au coeur même de la modernité constituent deux thèmes importants de cette oeuvre.
De beaux passages lyriques, pas forcément tous de Brecht lui-même, puisqu'on cite Rimbaud.