« Les femmes sont grosses de l’avenir du monde. » Un avenir parfois funeste, comme dans le cas de Klara Hitler, lorsque de juillet 1888 à avril 1889 elle porte dans son ventre celui qui s’avèrera la « bête immonde ». Comblant par la fiction les pointillés dessinés par une riche documentation historique, Régis Jauffret raconte cette gestation que, certes ignorante du mal qu’elle porte en germe, il nous présente traversée de sombres fulgurances extralucides, en une implacable superposition d’un présent mortifère, asphyxié par l’obscurantisme religieux et par l’autorité violente du mari, et de visions subreptices d’un futur innommable que lui et nous connaissons.
L’auteur que, depuis son livre Papa consacré à son père emmené par la Gestapo, l’on sait douloureusement marqué par cette époque, a rassemblé tout ce que l’on sait des parents d’Hitler avant de choisir de donner la parole à la mère. Il imagine qu’elle avait pour habitude de se confier à un tableau noir, sitôt couvert de ses mots fiévreux, sitôt effacé dans un réflexe craintif de silence et de soumission. Cette femme dont le récit ne donne jamais le nom, d’abord servante puis épouse, après dispense ecclésiastique, de son oncle, vit terrifiée sous la double emprise de cet homme mesquin, rigide et autoritaire, et d’un curé obscurantiste qui la renvoie à un coupable et inférieur statut féminin justifiant toutes les tyrannies.
Son récit plante le décor cauchemardesque d’une histoire familiale trouble, entre naissances illégitimes et origines incertaines, inceste et consanguinité, le tout confit dans les mentalités arriérées d’une petite ville d’Autriche-Hongrie tolérant toutes les turpitudes pourvu qu’elles portent le masque d’une bienséance bigote et fondamentaliste. Viennent s’y imprimer les terrifiantes confessions intimes d’une femme asservie par la peur et la maltraitance, convaincue jusqu’à la folie de sa coupable infériorité féminine et donc entièrement soumise à l’entreprise de châtiment et d’expiation qui la poursuit dans tous ses gestes et dans le moindre recoin de ses pensées. Tandis qu’elle s’efforce de se conformer au rôle que ses tortionnaires lui assignent – celui d’un ventre répugnant mais muettement soumis aux pulsions de son mari et aux besoins de la reproduction –, se glissent dans son esprit déjà halluciné les flashes de visions qu’elle a toutes les raisons de croire nées de sa diabolique mauvaiseté, mais qui parlent tout autrement au lecteur post-Shoah.
Certes un tantinet répétitif à la longue et imputant sans doute un peu trop le nazisme à la naissance d’un seul homme, ce texte, mûri par des années de préparation – l’auteur l’a remanié après une première édition italienne début 2023, sous le titre 1889 – et porté par la virtuosité d’une plume merveilleusement travaillée, a la puissance d’un grand livre, terriblement noir et douloureux, construit à partir d’obsessions personnelles profondes sur cette aberration : qu’un fœtus incarnant tous les espoirs d’avenir d’une mère se transforme en plus grand génocidaire de l’histoire.
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