Le Danube est un horizon lointain pour la sensibilité française, qui à vrai dire n'a jamais été éprise de ses propres fleuves — aucun Huckleberry Finn morvandiau n'a parcouru la Seine sur un train de bois flotté. Claudio Magris, pour sa part, vient de la porte italienne de l'Europe de l'Est : Trieste, source de la littérature contemporaine, où Joyce a composé Ulysses et Svevo a créé son Zeno. Il est donc le passeur idéal de cette culture danubienne auprès d'esprits plus occidentaux.
Pour mener à bien sa médiation culturelle, Claudio Magris suit l'itinéraire le plus naturel qui soit pour découvrir un fleuve : il suit son cours, de sa source à son delta. Ce long cheminement est constamment éclairé par l'érudition de Magris, qui découvre ici la réminiscence du sépulcre de l'innocente Agnès Bernauer, là le talent oublié de Marianne von Willemer, quand ce n'est pas un poète à la double identité ou une recommandation de littérature bulgare. Derrière ce fourmillement de références variées, souvent implicites (pour un coup de chapeau subtil à Michelstaedter ou Walter Benjamin, combien de signes manqués ?), quelques étoiles fixes : Kafka, Canetti, Lukács, etc. Le tout est analysé avec une exceptionnelle finesse et par un esprit toujours sensible à la complexité, habile à tirer de grandes idées de ses sujets sans leur faire violence (il suffit de
Il est vrai que ce déroulé est inégalement inspiré ou inspirant, selon la réceptivité du lecteur aux goûts de Magris et surtout selon le souffle de l'auteur lui-même, que l'on sent globalement déclinant au cours de l'ouvrage. Les parties allemandes de l'ouvrage sont globalement excellentes (la recherche de la source, poétique, les pages très inspirées sur Linz et Vienne), alors que le commentaire d'actualité et le journal de voyage prennent plus de place une fois le rideau de fer franchi. Cela n'empêche pas quelques fulgurances, comme les très fines analyses de la Bulgarie ou de la Slovaquie ; a contrario, les passages sur la Hongrie ou la Roumanie, pourtant chères à mon cœur, sont plus secs et moins riches. Dans ce long ouvrage (qu'on n'ose qualifier de “livre fleuve”), ces petites faiblesses mènent le lecteur à feuilleter quelques pages avec impatience.
Derrière ces méandres, affluent après affluent, se dégage doucement le thème central du livre : une élégie subtile de la Mitteleuropa perdue. Magris décrit l'Empire perdu des Habsbourg d'un ton inimitable, ironique mais tendre. “Civilisation de la défense, contraception intellectuelle, la Mitteleuropa et sa dynastie symbolique incarnent aussi un certain art de la paix, du compromis et de la tolérance. Partout, néanmoins, cet art semble s'être délité dans les portraits de Magris : expulsion des “Saxons” des pays du bloc communiste, négation des Turcs en Bulgarie, orgueil des Serbes, etc. Magris, en 1988, pressent même l'éclatement à venir des Balkans : il écrit que la solidité de l'ensemble yougoslave “est aussi nécessaire à l’équilibre européen, avec ce qu’aurait de catastrophique son éventuelle désintégration, que l’était celle de la double monarchie pour le monde d’hier”.
De ce point de vue, l'éternel favori du prix Nobel qu'est Claudio Magris répond assez bien au critère du testament fondateur d'Alfred Nobel : avoir fait la preuve d'un “puissant idéal”.